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Dans la fabrique du sujet : stratégies militaires de l’ordre et tactiques théâtrales du désordre

Authors
  • Maisetti, Arnaud
Publication Date
Dec 01, 2023
Source
Hal-Diderot
Keywords
Language
French
License
Unknown
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Abstract

« Devenir quelqu’un ». Sur les affiches publicitaires dans nos villes, ce printemps 2023, on pouvait lire cette singulière proposition inscrite en grandes lettres majuscules, légende d’une image où se donnait à voir une colonne de soldats en tenue de combat, visages camouflés par un épais maquillage noir, marchant le long d’une route de campagne et lestés de leur fusil d’assaut. Ainsi devient-on quelqu’un de nos jours : resterait à déterminer la valeur de ce quelqu’un, que ne disait pas l’affiche – à moins que nous fussions invités à endosser l’uniforme de ces quelques uns qui s’observaient, que dès lors ils nous préexistaient, qu’il suffisait de s’engager pour leur ressembler : devenir enfin quelqu’un. Ce quelqu’un dupliqué à l’image d’une demi-douzaine de corps semblables et semblablement engagés – la route conduisait en dehors de l’image –, faisant corps et esprit : esprit de corps rassemblé dans le même devenir quelqu’un que proposait l’affiche. Ainsi se livrait l’éthique de la subjectivité de nos sociétés en guerre – contre un virus ou le chômage, une menace étatique, terroriste qu’il soit larvé ou « intellectuel ». La menace n’exige pas seulement l’armement : elle l’implique, et c’est pourquoi l’armement précède nécessairement la menace, autant que l’armement la fait naître. Si vis pacem para bellum, disait l’adage romain ; de nos jours, cela se traduirait plus trivialement ainsi : « engagez-vous, rengagez-vous ». Cet engagement prend mille aspects, mais – plus encore que l’auteur prétendument engagé – jamais plus visiblement et lisiblement que pour l’engagement militaire, qui revêt tout à la fois la charge mystique du sacrifice sacerdotal, la portée réelle du service au péril de la vie, et idéologique de la défense nationale : le tout enveloppé d’une puissance de révélation de soi à chacun, ce devenir quelqu’un qu’il offre en plus de la solde. Resterait à se demander ce que ce service recouvre, et ce qu’il sert – ce à quoi et qui il sert. Service militaire dont l’expression servait aussi pour l’État à fabriquer son unité, grand creuset patriotique de la mixité sociale et laboratoire à grande échelle de construction de sujets. Sauf que cette immense usine de la fabrication idéologique des êtres est aussi un théâtre : avec sa répétition incessante en attente de représentation, ces gestes faits et refaits, ces répliques de seconde main qu’on débite sans y croire, son public lointain et indifférent, tout un spectacle qui se joue non en dépit de son illusion, mais reposant sur sa propre illusion, la croyance en sa réalité transformée en vérité suffisante à bâtir en retour un monde organisé, ordonné, gouverné.Ce théâtre, il n’est pas vain de l’interroger – de le regarder – depuis le théâtre justement. Évidemment, on n’attendra pas d’un tel théâtre qu’il détruise la machine, voire qu’il la malmène : seulement, en désignant de l’intérieur, sans volonté outre mesure de la dénoncer (quelle vanité) les mécanismes de production du sujet – ou ce qu’Althusser nommait « la reproduction des rapports de production » –, on saisirait ce qui est en jeu dans cette fabrique du sujet, ce dont tel sujet est dépositaire, ce qu’en retour ce sujet peut nommer : et ce qui se nomme ainsi, des modes de production d’un sujet comme des manières de lui échapper.

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