Chaque fois que nous interagissons avec quelqu'un, notre cerveau est mis à contribution. Mais il serait réducteur de croire qu'il est le seul en cause. Les neurosciences modernes nous ont certes fait accomplir de grands progrès en se basant sur la métaphore du cerveau-ordinateur mais celle-ci a également contribué à mettre en second plan l'inscription du cerveau dans le corps et celle du corps dans l'environnement.

Les interactions sociales : nouveau champ d’étude en neuroscience
Lors d'une interaction sociale, l'environnement est d'autant plus important qu'il comprend les « autres ». Ces « autres » disposent eux aussi d'un cerveau et d'un corps. Nous serions tentés de considérer que ceci ne change pas grand chose et qu'interagir avec nos congénères fait appel aux mêmes processus engagés lors d'une interaction avec des objets inanimés. On acquiert une information par la perception, on la traite et on en renvoie par l'action.
Depuis plus de trente ans, c'est sous cet angle que la cognition sociale est majoritairement étudiée en neuroscience. Les neurosciences sociales ont ainsi permis de découvrir certains mécanismes cérébraux sous-tendant les fonctions que la psychologie sociale avait déjà théorisées auparavant. Les thématiques couvertes vont ainsi de l'empathie à la reconnaissance des visages, en passant par la compréhension du langage. Paradoxalement, l'interaction sociale en tant que telle n'a été que rarement étudiée en laboratoires. Par « interaction sociale », il faut entendre en effet communication réciproque. Mais pourquoi cette mise à l'écart alors qu'elle forme l'essentiel de nos échanges quotidiens?
Sur le plan pratique tout d'abord, il faut noter que l'enregistrement de l'activité cérébrale d'une personne isolée coûte cher. Quand il est question d'interaction, cela oblige à doubler le dispositif et donc les coûts. Mais le problème réside ensuite au niveau expérimental. En effet, les études en imagerie cérébrale utilisent en général la moyenne de plusieurs stimulations identiques pour parvenir à extraire du bruit l'activité cérébrale sensée être reliée au processus étudié (ndlr: le bruit étant ce qu'on ne contrôle pas ou ne cherche pas à expliquer). Ce signal étant très faible, il est délicat à étudier dans le cadre d'interactions spontanées qui ne sont jamais totalement identiques. Chaque échange est en effet une nouvelle expérience. Enfin, la dernière raison pour laquelle les neurosciences ne se sont pas attaquées à l'interaction sociale directement et intimement liée à une posture théorique générale de la psychologie cognitive. Comme évoqué précédemment, dans une vision cognitiviste une interaction avec autrui revient à une succession d'échanges d'informations unidirectionnels. Dans ce cas, il devient possible de réduire cette interaction à une série d'émissions et réceptions. En ne prenant en compte que les "inputs" et "outputs", cela conduit à étudier notre cognition sociale en ne se concentrant que sur un individu isolé.
Découvrez le film « Phi » de Guillaume Dumas et Luc Halard,
primé par le jury « les chercheurs font leur cinéma » pour l’édition 2011
La synchronie à toutes les échelles
Ce parti-pris théorique n'a pourtant pas été unanime en psychologie. Certains développementalistes ont par exemple pointé l'importance de l'interaction dans le développement de l'enfant. Ces travaux (Fogel, 1992; Nadel-Brulfert & Baudonniere, 1982) ont montré que la co-régulation des échanges avec les autres fait partie intégrante du développement des fonctions liées à la cognition sociale. Parvenir à se coordonner avec une autre personne repose sur la réciprocité de l'échange. Il devient donc délicat de le réduire de manière séquentielle et unidirectionnelle. L'enfant est par exemple capable, dès deux mois, de faire la différence entre une vidéo de sa mère préenregistrée et celle-ci filmée en temps réel (Nadel, Carchon, & Kervella, 1999). Un autre phénomène soulignant l'importance de la dynamique de l'interaction est celui de la gestion du "tour de parole" (M. Wilson & Wilson, 2005). Dans toutes les cultures les personnes doivent réguler collaborativement au cours du dialogue celui qui joue le rôle du locuteur et de l'interlocuteur (Stivers et al., 2009). Le discours est alors entièrement "coproduit" en continu. L'ajustement des deux protagonistes repose en partie sur ce qu'on appelle la synchronisation interactionnelle. Celle-ci passe par des mouvements de tête, des changements de postures, des mimiques faciales ou même des émissions sonores particulières. Dans les échanges non-verbaux, cette synchronie interactionnelle est encore plus importante car elle permet de stabiliser l'échange. Dans le cas de l'imitation spontanée, les individus synchronisent leurs mouvements afin de rythmer l'échange et ainsi le faciliter.
La synchronie est un phénomène très répandu dans la nature (Strogatz, 2004). Ce qui le caractérise est justement la nécessité d'impliquer plusieurs systèmes. La spécificité de l'interaction sociale provient du fait qu'ici nous avons affaire à des organismes vivants dotés de systèmes nerveux. La nature abonde d'exemples de synchronisation à diverses échelles, en physique, en biologie ou encore en astronomie. Elles sont également présentes à l'intérieur du cerveau. En effet, des assemblées de neurones créent des oscillations qui entrent parfois en synchronie (Varela, Lachaux, Rodriguez, Martinerie, & others, 2001). Ce phénomène a justement été étudié par certains chercheurs en marge de la métaphore du cerveau ordinateur. Ces neurodynamiciens ont d'ailleurs fortement influencé un courant des sciences cognitives dit "énactif" (Stewart, Gapenne, & Di Paolo, 2010). Ce cadre de pensée se rapproche étonnamment de la psychologie développementale lorsqu'on en vient à parler de l'interaction sociale. En effet, la cognition y est vue comme un phénomène émergeant du couplage entre un organisme et son environnement. Il n'y a donc pas vraiment de séparation entre les deux. L'organisme influe sur le monde autant que le monde influe sur lui. Dans cette circularité, le cerveau humain n'est qu'un lieu de passage pour les informations. Il est un maillon dans la chaîne de traitement certes, mais au même niveau que le corps et l’environnement. Il en est de même quand deux personnes se rencontrent : l’action de l'une devient la perception de l'autre et réciproquement. Il n'y a plus de cause première, seulement des flux d'informations sensorimotrices.
Quand on considère l'interaction sociale comme un tel couplage, on peut faire l'hypothèse qu'il est mesurable tant au niveau comportemental que neuronal. Or il a été démontré que les oscillations neuronales pourraient être reliées aux informations sensorimotrices. Contrairement aux signaux d'imagerie fonctionnelle à résonance magnétique (IRMf), des techniques comme l'électroencéphalographie (EEG) ou la magnétoencéphalographie (MEG) ont mis en évidence des relations entre les oscillations neuronales à l'échelle de la milliseconde et certains paramètres de stimulus visuels ou de mouvements exécutés. Dans ce cas, il paraît envisageable que l'interaction sociale entre deux individus s'accompagne de relations entre leurs activités cérébrales. Il est possible d’aborder ce problème en enregistrant simultanément les cerveaux de deux personnes et en testant si leurs ondes électriques à la surface de leurs crânes retranscrivent cette interdépendance. Pour une interaction imitative spontanée, le phénomène de synchronie interactionnelle pourrait par exemple s'accompagner de synchronisation des oscillations neuronales.

Des débuts loufoques à un champ de recherche prometteur
L'enregistrement simultané de deux cerveaux a été étudié pour la première fois dans les années 60 (Duane & Behrendt, 1965). A l'époque, cela avait même abouti à un article dans le prestigieux journal "Science". Toutefois, l'article en question prônait avoir démontré à l'aide de l'EEG qu'une communication télépathique potentielle s’établissait entre des jumeaux. Le résultat s'avéra complètement faux. Cela jeta malheureusement un voile de suspicion sur l'emploi de tels enregistrements simultanés par la suite. Il faudra attendre 2002 pour que l'idée revoie le jour en IRMf. Des chercheurs ont pointé l'intérêt d'utiliser cette méthode et lui donne même un nom: l'hyperscanning (Montague et al., 2002). De nombreux articles s'en suivirent notamment dans le cadre de la neuroéconomie qui en était à ses débuts (King-Casas et al., 2005). C'est ensuite en 2006 qu'une équipe de Rome signe le retour de l'hyperscanning en EEG. Leurs expériences concernent là encore des échanges économiques. Dans ce contexte, l'interaction entre les sujets demeure séquentielle et il reste donc difficile d'affirmer que des synchronisations inter-cerveaux s'établissent à l'échelle de la milliseconde. Pourtant à la même époque, une équipe outre-Atlantique évoque, lors d'une conférence, qu'elle semble avoir observé de telles synchronisations lors d'expériences en hyperscanning-EEG. Cette même équipe découvrit néanmoins en 2007 qu'une oscillation particulière apparaissait dans le cerveau de leurs sujets lorsque ceux-ci étaient coordonnés dans leurs mouvements (Tognoli, Lagarde, DeGuzman, & Kelso, 2007). Deux ans plus tard, une équipe allemande annonça être parvenue à démontrer statistiquement l'existence de synchronisation inter-cerveaux. Ils y sont parvenus en enregistrant des paires de guitaristes professionnels, ceux-ci jouant le même morceau et se synchronisant sur le même métronome. Cette démonstration en revanche ne concerne pas directement l'interaction sociale puisque le métronome fait ici office de "synchroniseur" externe. Il n'y a pas d'échange d'informations directement entre les sujets. C'est en 2010 que notre équipe parvint enfin à démontrer ceci lors d'interactions entre adultes imitant librement les mouvements des mains de leurs partenaires (Dumas, Nadel, Soussignan, Martinerie, & Garnero, 2010). L'enregistrement en hyperscanning-EEG était cette fois couplé avec un système de double enregistrement vidéo. Cette technique déjà utilisée par les psychologues du développement nous a permis d'analyser finement les épisodes de synchronie interactionnelle entre les sujets en interaction. En comparant ces épisodes à ceux où les sujets n'étaient pas en synchronie, nous avons été capables de prouver que des synchronies inter-cerveaux pouvaient apparaître sans aucune stimulation extérieure aux sujets, uniquement par l'échange réciproque d'information sensorimotrice.
Ce résultat est toutefois à prendre avec beaucoup de précautions. Ici il n'est pas question de phénomènes parapsychologiques. Nous n'avons pas accès directement aux pensées d'autrui mais juste à son comportement qui nous parvient par le biais de nos sens. Le plus surprenant est que via notre action et notre perception, une telle synchronisation puisse se produire jusqu'à l'échelle de la milliseconde. Des modélisations mathématiques du phénomène sont en cours et les premiers résultats tendent à montrer que le fait de partager un cerveau similaire participe au phénomène. Ceci fait écho à des théories comme celle de l'autopoïèse qui considérait l'interaction sociale comme un couplage structurel entre deux organismes. Concernant la compréhension de l'autisme où des modifications anatomiques fines ont été rapportées récemment, cela permet d'envisager de nouvelles pistes prometteuses. Le développement des techniques d'hyperscanning ouvre donc tout un nouveau champ de recherche: les "neurosciences à deux corps" (Dumas, 2011).
L’auteur :
« Cet article à été rédigé par Guillaume Dumas à l’occasion du Forum des sciences cognitives #FSC2012 qui aura lieu samedi 31 mars à Paris. Guillaume Dumas présentera alors une installation ludique et interactive mêlant art, technologie et cognition (le cahier des limbes).
Guillaume Dumas est post-doctorant dans l’équipe Cogimage de l’Institut du Cerveau et de la Moelle Épinière (ICM). Il mêle subtilement ses recherches et questionnements en sciences cognitives à de nombreux projets artistiques et citoyens à découvrir sur son site. »
Sources :
Duane, T. D., & Behrendt, T. (1965). Extrasensory electroencephalographic induction between identical twins. Science (New York, NY), 150(694), 367.
Dumas, G. (2011). Towards a two-body neuroscience. Communicative & Integrative Biology, 4(3), 1–4. doi:10.1371/journal
Dumas, G., Nadel, J., Soussignan, R., Martinerie, J., & Garnero, L. (2010). Inter-brain synchronization during social interaction. PLoS ONE, 5(8), e12166. doi:10.1371/journal.pone.0012166
Fogel, A. (1992). Co-regulation, perception and action: Reply to reactions.
King-Casas, B., Tomlin, D., Anen, C., Camerer, C. F., Quartz, S. R., & Montague, P. R. (2005). Getting to know you: reputation and trust in a two-person economic exchange. Science (New York, NY), 308(5718), 78–83. doi:10.1126/science.1108062
Montague, P. R., Berns, G. S., Cohen, J. D., McClure, S. M., Pagnoni, G., Dhamala, M., Wiest, M. C., et al. (2002). Hyperscanning: simultaneous fMRI during linked social interactions. NeuroImage, 16(4), 1159–1164.
Nadel, J., Carchon, I., & Kervella, C. (1999). Expectancies for social contingency in 2‐month‐olds. Developmental Science, 2(2), 164–173.
Nadel-Brulfert, J., & Baudonniere, P. (1982). The social function of reciprocal imitation in 2-year-old peers. International Journal of Behavioral Development.
Stewart, J., Gapenne, O., & Di Paolo, E. A. (2010). Enaction: Toward a New Paradigm for Cognitive Science (Bradford Books). (J. Stewart, O. Gapenne, & E. A. Di Paolo, Eds.) (p. 488). A Bradford Book.
Stivers, T., Enfield, N. J., Brown, P., Englert, C., Hayashi, M., Heinemann, T., Hoymann, G., et al. (2009). Universals and cultural variation in turn-taking in conversation. Proceedings of the National Academy of Sciences, 106(26), 10587–10592. doi:10.1073/pnas.0903616106
Strogatz, S. H. (2004). Sync: How Order Emerges From Chaos In the Universe, Nature, and Daily Life (p. 352). Hyperion.
Tognoli, E., Lagarde, J., DeGuzman, G., & Kelso, J. (2007). From the Cover: The phi complex as a neuromarker of human social coordination. Proceedings of the National Academy of Sciences, 104(19), 8190.
Varela, F., Lachaux, J., Rodriguez, E., Martinerie, J., & others. (2001). The brainweb: phase synchronization and large-scale integration. NATURE REVIEWS NEUROSCIENCE, 2(4), 229–239.
Wilson, M., & Wilson, T. P. (2005). An oscillator model of the timing of turn-taking. Psychonomic Bulletin & Review, 12(6), 957–968.