Suite à la publication d’un document de travail par le Centre d’Analyse Stratégique sur les enjeux du neurodroit, découvrez le billet d’opinion de Rodhlann Jornod sur les dérives possibles de l’utilisation de l’imagerie cérébrale lors de décisions judiciaires. N’hésitez pas à ouvrir le débat et donner votre opinion. Le neurodroit et le libre arbitre sont aujourd’hui à la barre…
Neurolinguistique, neuropsychologie, neurophilosophie, neuroéconomie… Des myriades de disciplines nouvelles semblent éclore de la fascination universitaire pour les neurosciences. Leur emprise a fait d’un préfixe en vogue le nerf de la recherche contemporaine en sciences humaines, des matières qui redécouvrent les nécessités de l’interdisciplinarité pour maintenir une cohérence du savoir.
Dans cette perspective, un néologisme anglo-saxon (neurolaw) développe ces dernières années un nouveau champ d’étude pour la justice. Souhaitant comprendre et maîtriser cette discipline originale, le Centre d’analyse stratégique a publié au début du mois de septembre 2012 un document de travail sur les enjeux du neurodroit. Cette étude base ses analyses sur les interprétations qui pourront naître de l’article 45 de la loi relative à la bioéthique de 2011 – une loi qui a fait de la France l’un des premiers pays à intégrer à son droit les neurosciences. Le document de travail propose un avis précautionneux sur le lien entre les neurosciences et le droit, et analyse en outre le processus délibératif. L’article 45 précise que les techniques d’imagerie cérébrale ne pourront être utilisées « qu'à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d'expertises judiciaires ». Voilà le bruit d’un pavé dans la mare judicaire ! L’inquiétude devrait-elle naître de cette nouvelle intrusion de la science au sein de la justice ?
L’expertise judiciaire, à l’aune de l’article 45, s’enrichit d’une potentielle utilisation de l’imagerie cérébrale. D’aucuns n’y verraient rien de révolutionnaire. Nous pouvons d’ores et déjà constater l’usage fréquent par la justice française de l’imagerie cérébrale anatomique (IRM) qui permet de visualiser la structure du cerveau et de détecter des lésions cérébrales. Néanmoins, l’imagerie cérébrale fonctionnelle (IRMf) – en des termes plus prosaïques, l’observation du cerveau en action – n’était pas encore introduite dans l’expertise judiciaire. Cette nouvelle technologie tente d’analyser les liens entre les différentes tâches cognitives et l’activité cérébrale. Cette dernière n’est visualisée qu’à partir des variations d’oxygénation du sang dans les différentes parties du cerveau. Mais il n’est pour l’instant pas envisageable de croire que l’on puisse visualiser l’origine de certains comportements criminels, ceux issus par exemple de la psychopathie, à partir de l’analyse du cerveau. Ce rapport examine donc les conséquences éventuelles de l’utilisation judiciaire de techniques non usitées à l’heure actuelle.
L’admissibilité de telles techniques pose de nombreux problèmes dans nos systèmes judiciaires qui veulent garantir l’égalité devant la loi et présupposent la présence du libre arbitre. Que deviennent l’autonomie de la volonté de Kant et cette liberté exacerbée par les Lumières ? La science effrite implacablement des concepts moraux vidés de leur naturalité, et les systèmes judiciaires doivent s’adapter. La justice américaine s’est tournée vers les neurosciences pour mieux comprendre le fondement de la responsabilité de nos actes dès la fin des années 1970, notamment lors du procès qui suivit la tentative d’assassinat du Président Reagan (United States v. Hinckley) ; les juges admirent comme preuve des images du cerveau de Hinckley laissant paraître les signes d’une schizophrénie. Ce type d’expertise judiciaire est également apparu en Inde, notamment lors de la condamnation en 2008 d’une femme pour l’assassinat de son ex-fiancé ; l’imagerie cérébrale servit à prouver qu’elle avait le souvenir de son acte criminel (voir aussi l’article : L’affaire Breivik et le poids des neurosciences). Auparavant utilisée par la défense pour prouver l’irresponsabilité de l’accusé, l’imagerie cérébrale devient une possible et redoutable preuve à charge malgré l’incertitude concernant encore aujourd’hui les résultats de ces techniques.
L’article 45 de la loi bioéthique française exige fort heureusement un consentement exprès pour l’utilisation de l’imagerie cérébrale. Néanmoins, les neurosciences viennent troubler des notions juridiques établies, telle l’intentionnalité. L’étude du Centre d’analyse stratégique estime à juste titre qu’il n’est pas envisageable de confondre une personne sur cette unique base, quand bien même il existerait un lien. Ce rapport souhaite que la Chancellerie précise l’interprétation de l’article 45 et que l’imagerie cérébrale fonctionnelle ne soit pas utilisée comme preuve à charge ou à décharge, du fait de l’absence de preuve scientifique de la fiabilité de cette technologie. Selon les termes d’Olivier Oullier, qui a coordonné cette étude sur le neurodroit, « la science doit pouvoir éclairer le droit avec prudence et retenue ».
Au-delà de l’articulation des neurosciences et du droit, certains concepts philosophiques érigés en valeurs structurantes de notre société sembleraient ébranlés. Est-il possible de continuer à envisager une quelconque égalité entre les hommes lorsque la liberté individuelle n’a plus d’équivalent ? Certains y verront l’avènement d’une réelle justice distributive qui établirait une équité accrue en s’adaptant aux différences individuelles, comme l’entend notamment dans cette étude David M. Eagleman. Mais comment s’expliquer soudain l’apparente clémence du système judiciaire pour un individu au cerveau singulier ? Dans une société marquée par l’ascendant des neurosciences sur la justice, la chair deviendrait trahison et le droit au mensonge le souvenir lointain du libre arbitre. Un tel décor de science-fiction pose la question de la conjugaison des sciences avec des valeurs ressenties par les êtres humains comme intrinsèques.
Malgré certaines espérances, les neurosciences ne semblent pas suffisamment développées pour être matière à expertise judiciaire. Et même si c’était le cas, la complexité humaine n’exigerait-elle pas l’enchevêtrement de divers savoirs ? Que ferions-nous alors des gènes (quelques chercheurs évoquent même l’existence du gène du guerrier comme cause de certains actes violents) ? Et des éléments déclencheurs de ces gènes (voilà le retour du préfixe psy-) ? Une voie vers ce tout scientifique de la justice pourrait être nommée la criminologie biosociale, mais le danger demeurerait identique : le scientisme.
Le neurodroit propose une direction vers des décisions plus subjectives et vraisemblablement plus justes. Il envisage même des peines adaptées parfois accompagnées de thérapies, mais il présage tout autant l’effrayant spectre de l’eugénisme. Les déterminants des comportements délictueux pourraient être ciblés et supprimés en amont des crimes. Ne pouvons-nous pas être libres d’être malades ? Comme ne pouvons-nous pas être libres de subir la maladie de l’autre ? En dépit des riches avancées des neurosciences, le neurodroit se présente encore comme une matière indéterminée, et l’intérêt hâtif qui lui est porté suggère de nombreux dangers.
Les dérives envisageables de cette matière rappellent la thèse de l’homme criminel de Cesare Lombroso, médecin légiste italien du XIXe siècle, qui pensait que la criminalité d’un individu pouvait paraître à travers ses caractéristiques physiques. Il envisageait ainsi une délinquance innée, notamment à travers l’étude de la forme de milliers de crânes appelée phrénologie. Cette idée d’expliquer le comportement criminel en se focalisant sur la physionomie (nommée également physiognomonie) semble aujourd’hui bien saugrenue face aux progrès de la science. Mais les traits de Lombroso flottent encore dangereusement au-dessus du neurodroit, et sa collection de crânes fait place à une pléthore d’IRM. A l’aide du même scepticisme avec lequel nous considérons aujourd’hui phrénologie et physiognomonie, nous devons interroger la pertinence de l’imbrication du droit et des neurosciences afin de préserver un idéal de justice.
A propos de l’auteur : Rodhlann Jornod, après avoir suivi des études de droit, se consacre à l'étude de la philosophie pratique. Il est doctorant au sein de l'Institut de criminologie de Paris, et rédige actuellement une thèse de doctorat qui analyse les structures de la morale à partir du phénomène du droit pénal. Son intérêt pour les nouvelles technologies l'a également conduit à étudier l'impact des sciences sur des notions de philosophie pratique telles que la morale et la politique.
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Pour en savoir plus :
Parlons en! les grands débats L’imagerie cérébrale dévoilera-t-elle un jour nos pensées ? proposés par le CNRS en partenariat avec le musée du quai Branly et la mairie de Paris : http://webcast.in2p3.fr/videos-l_imagerie_cerebrale_devoileralle_un_jour_nos_pensees