Aujourd’hui, on ne peut que constater la triste absence du sexe et du genre au nombre de critères d’analyse utilisés dans les domaines de la science et de l’innovation, explique Londa Schiebinger, directrice du projet « Gendered Innovations » à l’Université de Stanford. Jusqu’à une date récente, l’intérêt que l’on a accordé à ces facteurs se limitait aux problèmes de préjugés qu’ils pouvaient engendrer. Mais le Dr. Schiebinger nous les présente sous un jour nouveau : l’analyse des différences de sexe et de genre offre un nouvel angle d’approche qui permet d’améliorer la recherche et de faire d’importantes découvertes, dans toutes les disciplines de la science, de l’ingénierie et du design.
Cet article est une traduction de « Sex in Science Yields Gendered Innovations » disponible sur : http://blog.mysciencework.com/en/2012/09/05/sex-in-science-yields-gendered-innovations.html. Cette traduction de l’anglais vers le français a été réalisée par Mayte Perea López.
« L’analyse selon le sexe et le genre n’est pas vraiment au programme de la formation des scientifiques ». Pourtant, il n’y a aucun doute sur le fait qu’elle devrait l’être, selon Londa Schiebinger, professeur d’histoire des sciences à l’Université de Stanford. Du développement de médicaments à la conception de produits, les différences hommes/femmes, qu’elles soient biologiques ou socio-culturelles, laissent en général la communauté de chercheurs indifférente. Pourtant, nombreux sont les exemples montrant comment la science et l’ingénierie ont été améliorées par l’analyse selon le sexe. Le travail du Dr. Schiebinger, en tant que directrice du projet Gendered Innovations in Science, Health & Medicine, and Engineering, consiste à essayer de promouvoir cette approche auprès des scientifiques de toute une série de disciplines et à développer les ressources dont ils auront besoin pour l’appliquer.
Sexe & Genre : des contrôles expérimentaux importants
« Dans les années 90, la grande préoccupation des gens était de repérer les problèmes [associés à l’analyse des différences liées au sexe] et de savoir comment les biais nuisaient à la science. J’ai eu l’idée de prendre le contre-pied de cette approche : quel genre de nouvelles connaissances intéressantes pouvons-nous produire en exploitant des idées tirées de l’analyse selon le sexe et le genre ? » Elle a inventé le terme « gendered innovations » (« innovations de genre ») pour mettre l’accent sur le potentiel de la « pratique de l’imagination positive. Arrêtons de fustiger les gens lorsqu’ils font une erreur. Nous voulons leur montrer qu’ils peuvent éviter les problèmes, créer quelque chose de nouveau ! » Selon elle, ce type de recherche intéresse les entreprises, l’objectif de celles-ci étant de concevoir des produits qu’elles souhaitent adapter et vendre à un maximum de personnes. Cependant, l’objectif premier des innovations de genre est d’améliorer la recherche et d’ouvrir la porte des possibles.
Il s’agit souvent d’une révélation pour les chercheurs lorsque le professeur Schiebinger leur parle du projet. En ignorant les différences liées au sexe lorsqu’ils conçoivent leurs expériences, ils découvrent soudain qu’ils sont peut-être en train d’introduire des données erronées. Prenez l’exemple des essais cliniques de médicaments. Lorsque cette étape dans le processus de développement ne prévoit des essais que sur des animaux mâles, et que les résultats de l’étude sont considérés comme valables pour tous les animaux, il est difficile de partir sur de bonnes bases scientifiques, explique Schiebinger. Elle cite l’exemple de dix médicaments qui ont été retirés du marché aux États-Unis entre 1997 et 2000 parce qu’ils entraînaient des effets secondaires potentiellement mortels. Pour huit de ces médicaments, les effets indésirables étaient plus fréquents chez les femmes que les hommes. « Si vous ne réalisez pas vos expériences à la fois sur des mâles et des femelles, et si vous n’utilisez pas une population représentative lors des essais cliniques, alors c’est au moment de mettre le médicament sur le marché que se fera réellement l’essai clinique ».
Le principal frein évoqué par les scientifiques au sujet de l’intégration de l’analyse selon le sexe ou le genre à leurs recherches est celui des dépenses supplémentaires. Cependant, cette somme devient dérisoire lorsqu’on la compare aux autres éventualités, nous avertit le professeur Schiebinger. Dans l’exemple des essais cliniques pour la commercialisation d’un médicament, « le coût de l’achat de quelques animaux supplémentaires n’est rien par rapport à celui que représente un essai clinique raté. Et le coût d’un essai clinique raté n’est rien par rapport aux milliards de dollars de perte qu’implique le retrait d’un médicament du marché ».
La prise en compte de l’analyse selon le sexe et le genre en science fournit un contrôle expérimental supplémentaire qui peut par la suite épargner bien des ennuis. En plus de l’importance de la consolidation des méthodes fondamentales de la science, Londa Schiebinger attire notre attention sur les perspectives qu’ouvre l’analyse selon le sexe et le genre pour l’innovation constructive. En ne prenant pas en compte ces facteurs, « vous pourriez être en train de rater quelque chose, de laisser passer une découverte ». Ces deux motivations sont importantes, mais le programme de la science et de l’ingénierie d’aujourd’hui ne traite généralement pas de ces analyses. « Il y a un besoin de ressources », dit le professeur Schiebinger, « d’un endroit où les personnes puissent se rendre si elles veulent intégrer le sexe et le genre dans leur recherche mais ne savent pas comment s’y prendre ». Dans le cadre du projet « Gendered Innovations », Londa et ses collaborateurs sont en train de construire ce lieu.
Des études de cas pour promouvoir les innovations en matière d’analyse selon le genre
Le projet a défini 11 méthodes que les chercheurs peuvent utiliser pour intégrer les analyses selon le sexe et le genre à leurs travaux. De l’établissement de priorités de recherche à l’analyse des données, en passant par le renouvellement des modèles de référence et des processus d’innovation en ingénierie, le sexe et le genre sont des critères pertinents qui peuvent avoir un impact sur les choix et les résultats. Un ensemble d’études de cas révèle comment ces méthodes ont inspiré de nouvelles idées et conduit à des innovations, dans des contextes aussi variés que celui des maladies cardio-vasculaires, des technologies de synthèse vocale ou de la conception de ceintures de sécurité. Le cas des « mannequins enceintes de simulation d’impact », par exemple, révèle un problème lié à l’utilisation du corps masculin comme modèle dans les essais de choc réalisés sur les voitures. Ces systèmes ne tiennent pas compte des risques que représente la traditionnelle ceinture de sécurité à trois points pour le fœtus en cas de collision. La prise en compte des préoccupations particulières liées à la grossesse a mené à la conception de mannequins virtuels « enceintes » pour les essais de choc, par exemple « Linda » chez Volvo, qui modélise les effets de l’impact sur l’utérus, le placenta et le fœtus.
« Linda », de Volvo : un mannequin virtuel « enceinte » conçu en 2002 pour les essais de choc par l’ingénieur Laura Thackray. « Linda » modélise les effets des impacts à grande vitesse sur l’utérus, le placenta et le fœtus. (Image copyright : Volvo)
Les études de cas sont développées par l’équipe de Stanford, en collaboration avec leurs contributeurs internationaux. Parmi ceux-ci, on trouve des spécialistes de chaque domaine d’étude et des experts en matière de genre. Des ateliers sont organisés pour discuter de ce que devrait contenir chaque étude, l’équipe de Schiebinger développe les ressources à Stanford, et les soumet ensuite au groupe pour procéder à une évaluation par les pairs.
« Nous essayons de trouver des études de cas dans toutes les disciplines de la science et de l’ingénierie. C’est important qu’ils se placent dans une perspective nouvelle, qu’ils ne soient pas dans la répétition ». Le professeur Shiebinger espère disposer de 21 études de cas complètes au moment de lancer le programme Gendered Innovations à grande échelle en 2013. « Elles sont très difficiles à élaborer, nous réalisons donc des études de cas représentatives pour divers domaines. Il s’agit pour les chercheurs de trouver parmi les études de cas disponibles celle qui se rapproche le plus de leur domaine d’étude. C’est ce qui a été observé lorsque nous avons procédé au test utilisateur. J’aurais été ravie de développer des centaines d’études de cas, malheureusement je ne vivrai pas assez longtemps pour cela ! »
Le projet « Gendered Innovations » est financé par la National Science Foundation et l’université de Stanford aux États-Unis, ainsi que par la Commission européenne. « Nous essayons de sélectionner des exemples tirés de cultures différentes », explique Londa Shiebinger. L’une des études de cas traite du VIH, un problème mondial. Une autre s’intéresse aux rôles de genre et aux infrastructures hydrauliques en Afrique, qui sont des problématiques importantes pour les projets de développement. Une étude de cas sur la biodiversité devrait bientôt s’ajouter à cette liste. « Nous nous adressons ainsi aux personnes de toutes les cultures ».
« Des pays différents pourraient avoir des priorités différentes, mais les méthodes sont pratiquement les mêmes puisque nous parlons de la science occidentale moderne ». Et ils pourraient tous tirer profit d’une plus grande prise en compte des facteurs liés au sexe et au genre. Parfois, la prise en compte de ces facteurs révèle le revers de la médaille, à savoir que les différences liées au sexe ont été surévaluées. L’étude de cas intitulée « De-Gendering the Knee » (« Désexualiser le genou ») n’est qu’un exemple parmi d’autres. Dans les années 90 sont apparues des prothèses du genou conçues spécifiquement pour les femmes ayant subi une intervention chirurgicale, mais il n’a pas été prouvé qu’elles présentent de meilleurs résultats sur les femmes. Comme l’indique l’étude de cas, « une telle surévaluation pourrait déboucher sur un recours excessif à la variable du sexe pour choisir un implant du genou pour un client donné alors qu’en réalité la taille est un meilleur indicateur de morphologie que le sexe ».
« Les chercheurs veulent avoir accès au maximum d’informations », selon Londa Shiebinger. Le concept d’innovations de genre met encore plus d’informations et de connaissances à leur disposition. Elle est convaincue qu’après avoir découvert le potentiel des analyses selon le sexe et le genre, ils intègreront ces notions à leurs propres travaux. « Nous espérons que cette révélation leur permettra de reprendre leurs recherches avec l’ambition de créer une nouvelle innovation de genre ! Nous serions ravis si les gens trouvaient quelque chose dans leurs propres travaux de recherche et nous envoyaient leurs résultats ».
Dans cette ère où la valeur du « politiquement correct » est omniprésente, il est possible que nous soyons allés trop loin en prétendant que les différences entre les sexes n’existent pas. Nous aurions peut-être quelque chose à gagner à identifier ces différences et à les utiliser à notre avantage. Il se pourrait bien qu’il émerge de cela une vague d’innovations de genre importantes, pertinentes et prouvées scientifiquement.
En savoir plus:
« Interdisciplinary Approaches to Achieving Gendered Innovations in Science, Medicine and Engineering », un document de fond écrit par Londa Schiebinger et Martina Schraudner
Le 2ème Sommet européen sur le genre 2012, « Manifesto for Integrated Action on the Gender Dimension in Research and Innovation »