De nombreuses personnes donnent ponctuellement ou périodiquement quelques dizaines ou centaines d’euros aux aides humanitaires. Mais où va cet argent ? Comment est-il utilisé ? Philippe Kourilsky, chercheur en immunologie et ancien directeur général de l’institut Pasteur, nous dévoile une réalité effrayante, celle du manque d’organisation des actions de terrain. Lors d’une interview passionnante dans son bureau du collège de France, Philipe Kourilsky nous explique comment lui est venu l’envie de créer FACTS reports, un journal en open access révolutionmicronaire et d’utilité publique, afin d’apporter la méthode scientifique aux actions humanitaires de terrain.
Philippe Kourilsky a longtemps été directeur de recherche en immunologie. Depuis 1998, il est professeur de la chaire d’immunologie moléculaire au Collège de France. Il est membre de l’académie des sciences et de l’Academia Europea. Il a plusieurs fois été consultant dans le secteur privé en France et dans d’autres pays notamment les Etats-Unis et Singapour. En 2007, il a été à l’initiative d’une nouvelle revue des sciences du terrain FACTS Reports. Son but est de permettre une meilleure organisation des actions humanitaires de terrain et la pérennisation de l’expérience acquise dans ce domaine (voir notre article en anglais sur FACTS).
MyScienceWork : Pourquoi une revue des actions de terrain ?
Philippe Kourilsky : Selon certains, jusqu'à 70% des fonds alloués à la lutte contre la pauvreté partent en fumée par manque d’organisation. Bien-entendu ce sont des statistiques difficilement quantifiables. En ce qui concerne l’aide publique des états, les engagements sont rarement tenus. De plus, les chiffres annoncés sont souvent trafiqués.
"Il faut avouer que le désordre, ou l’absence d’ordre, que l’on observe sur le terrain en matière d’aide humanitaire est colossal.
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J’ai entendu parler de stock de plusieurs centaines de doses de vaccin qui auraient été exposés au soleil, ce qui forcément les rend inutilisables. Tout ceci est intolérable à la fois pour les pays recevant les aides mais aussi pour les donateurs et les acteurs sur le terrain.
MSW : Comment vous est venue l'idée de FACTS ?
P.K. : Pendant des années, j’ai travaillé sur la vaccination. De 2000 à 2005, j’ai occupé le poste de directeur général de l’institut Pasteur. Avec mes collaborateurs, nous avons beaucoup travaillé au développement du Réseau International des Instituts Pasteur. Le réseau regroupe aujourd’hui plus d’une trentaine d’instituts historiquement unis par les mêmes valeurs et créés à la fin du XIXe siècle afin de diffuser la pratique de la vaccination. Il s’appuie historiquement sur l’histoire de la colonisation francophone. Aujourd’hui, le réseau est international et c’est devenu tout autre chose. Il constitue un réseau de centres de recherche implantés dans un grand nombre de pays. Par le biais de ce réseau, j’ai personnellement participé à de grandes campagnes de vaccination. J’ai donc pu prendre contact avec les réalités des activités de terrain.
Quand en 2006 j’ai quitté la direction de Pasteur, le gouvernement m’a confié la rédaction d’un rapport intitulé : Optimiser l’action de la France pour l’amélioration de la santé mondiale « Le cas de la surveillance et de la recherche sur les maladies infectieuses. » Ce rapport contenait une remarque sur le fait que les actions de terrain devaient être plus scientifiques. J’ai décidé d’endosser la mission d’améliorer cela. Ce fut le prélude de la revue FACTS Reports. Il se trouve qu’à peu près au même moment Henry Proglio, qui est à la tête de Véolia Environnement, était en train de créer un comité de prospective car, dit-il : « les questions environnementales se basent sur du très long terme. » Le comité, composé de 7 membres, est hébergé dans une association autonome de la loi 1901. Il développe une réflexion prospective. Il peut se définir comme une fondation de mécénat intellectuel.
"Ce comité international est une espèce mayonnaise qui a pris de façon extraordinaire. On se voit tous les six mois avec une bonne humeur intellectuelle et amicale formidable. D’un point de vue personnel, ce projet m’aura permis de rencontrer des personnes exceptionnelles.
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Je suis entré dans ce comité et j’y ai exposé mon idée. Henry Proglio a tout de suite vu l’aspect prospectif de cette idée et ils m’ont aidé à organiser le développement de FACTS.
MSW : Concrètement qu’est ce que FACTS ?
P.K. : Field ACTions Science reports (FACTS) est un journal à comité de lecture en open access. Cette revue permet la publication de rapports d’activité des actions humanitaires sur le terrain. Les premiers champs abordés sont la santé et l’économie. Nous souhaitons ensuite traiter le champ de l’éduction et de l’agriculture et consacrer un numéro spécial sur le micro-crédit. FACTS est gratuit tant pour les auteurs que les lecteurs. Les auteurs sont des acteurs de terrain. Nous conseillons la mise en place de binômes d’auteurs car, sur le terrain, il existe un grand réservoir de compétences académiques, des étudiants, des professeurs, qui représentent un relai très utile pour ces pratiques. D’ailleurs l’école de commerce HEC vient d’ouvrir une filière FACTS. Un comité éditorial d’experts sélectionne les articles. Nous avons jusqu’à présent mis en ligne une centaine d’articles. Entre 100 et 200 ONG ont été convaincues par notre démarche. De façon concrète, ces organismes sont constamment en train de demander des subventions. L’attribution des fonds se base essentiellement sur les projets proposés. Si les organismes publiaient leurs résultats ceux-ci compteraient comme une évaluation de leurs activités et leur permettraient de justifier un réel retour sur investissement.
Je trouve parlant comme exemple d’essayer d’imaginer comment fonctionnerait le CNRS s’il n’existait pas de publications scientifiques. De manière générale, FACTS permet de capitaliser l’expérience acquise sur le terrain. Cette revue constituera une base de données pérenne.
Pour la prochaine étape, nous sommes en train de lancer des FACTS nationaux. Ils donneront une visibilité nationale à FACTS reports et permettront de diffuser les connaissances sans barrière de langue. Les articles les plus intéressants seront ensuite traduits en anglais et archivés. En 2011, nous avons commencé ce réseau des FACTS nationaux en publiant un numéro spécial Brésil. Nous avons des partenaires à Haïti, en Inde, au Bangladesh. Nous pensons aussi lancer un FACTS France car même sur notre territoire la pauvreté augmente.
"Tout cela est encore très expérimental. Nous explorons des territoires vierges. Nous devons notamment trouver un modèle économique pour notre revue en open access.
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Notre approche est très pragmatique. La communication entre les ONG est pour l’instant très aléatoire. Elle se fait essentiellement par le bouche à oreille alors que la science fonctionne grâce à des publications, des colloques, des écoles spécialisées, des sociétés savantes. Tout comme les laboratoires, les ONG sont en compétition pour obtenir des financements. Mais en recherche, les fonds sont alloués sur la base des résultats. En mars 2012, nous avons publié, puis diffusé en partenariat avec Le Monde, un numéro spécial « Lutte contre la pauvreté. » Nous avons montré l’utilité d’une science de l’action de terrain ainsi que celle d’une synergie entre philanthropie et business du secteur privé pour améliorer l’efficacité des actions de lutte contre la pauvreté.
En savoir plus : Fighting Poverty with Profits and Donations https://www.mysciencework.com/omniscience/fighting-poverty-with-profits-and-donations Pourquoi FACTS ? https://journals.openedition.org/factsreports/1350