L’olfaction est un sens très développé chez les insectes. Pour les nocturnes, évoluant sans lumière, ce sens revêt alors d’une importance capitale. Il est omniprésent et intervient dans la plupart des comportements fondamentaux comme la nutrition ou la reproduction. Quelques molécules odorantes sont parfois suffisantes pour engendrer une réponse car leur odorat est très sensible. Ce domaine de recherche intéresse particulièrement la communauté des agronomes toujours à la recherche de nouvelles stratégies de lutte contre les ravageurs plus en accord avec une gestion durable de l’environnement.
D’après le Genoscope, qui a lancé un programme de séquençage sur plusieurs modèles d’étude de cette famille d’insecte, les noctuelles (papillons nocturnes phytophages) représentent à elles seules quotidiennement un-sixième des pertes agricoles mondiales ! Ajoutez à cela les dégâts que peuvent causer les coléoptères et autres orthoptères en tous genres (criquets, sauterelles…), vous obtenez une perte sèche de denrée alimentaire considérable. Dans un monde qui compte de plus en plus de bouches à nourrir, (7 milliards depuis peu) et où l’emploi massif de pesticides soulève certains problèmes de santé publique, il est facile de comprendre pourquoi l’étude de l’olfaction chez les insectes (et a fortiori chez les noctuelles) devient intéressante. Elle permettrait le développement de méthodes de protection des cultures plus respectueuses de l’environnement notamment par des méthodes de perturbations olfactives. Pourtant, les connaissances admises à ce jour dans ce domaine ne sont pas légions et plusieurs polémiques persistent.
D’un point de vue anatomique, on divise le système olfactif des insectes en deux grandes parties. Le système périphérique s’étend de l’antenne (le nez de l’insecte) jusqu’au lobe antennaire (l’équivalent du bulbe olfactif chez les mammifère). Il prend à sa charge la détection des signaux odorants, leur codage en messages nerveux et leur « transfert » jusqu’au système nerveux central (SNC). Le système central, quant à lui, regroupe les organes olfactifs supérieurs. Il s’occupe de l’intégration des informations olfactives perçues, entraînant ainsi la réponse comportementale adaptée.
La communauté des neurobiologistes décrit la détection des odeurs par les insectes selon un enchaînement de réactions déterminées. Les molécules odorantes (volatiles) sont perçues par l’insecte au niveau de ses antennes. Celles-ci portent à leur surface une multitude d’excroissances cuticulaires poreuses appelées sensilles olfactives qui renferment un ou plusieurs neurones récepteurs olfactifs baignant dans la lymphe sensillaire (cf schéma). Un premier acteur moléculaire, l’OBP (pour Odorante Binding Protéin), capte ces molécules et leur fait traverser la lymphe sensillaire jusqu’au récepteur olfactif présent sur le neurone olfactif. Chaque neurone exprime un seul récepteur olfactif (OR)! Ce récepteur, couplé à un co-récepteur forme la véritable unité fonctionnelle olfactive. La liaison du complexe OBP/molécule odorante entraîne, via une cascade complexe d’évènements pour l‘instant mal comprise, la dépolarisation de la membrane du neurone et ainsi l’initiation du message nerveux vers le SNC. Ce message est conduit le long du nerf antennaire jusqu’au lobe antennaire. Ces lobes (un par antenne) sont constitués de glomérules eux-mêmes constitués d’un amas de neurones.
Ici commence le système central. Tous les neurones olfactifs de l’antenne exprimant le même récepteur olfactif se projettent dans un même glomérule. En imageant, le lobe antennaire peut ainsi être assimilé à un « carte » olfactive. En effet chaque glomérule est ainsi activé par un type donné de molécules odorantes (reconnu par le groupe de neurone olfactif qui lui est spécifique), l’insecte obtient en « additionnant » l’ensemble des glomérules activés une représentation de tous les composés constituant l’odeur perçue. Les neurones partant des glomérules vont alors à leur tour activer des structures olfactives secondaires du système nerveux central qui induiront un comportement adapté à cette odeur : fuite, comportement de séduction, recherche de nourriture…
Le schéma général de l’olfaction chez les insectes est comparable à celui des vertébrés (à ceci près que leur organe olfactif est externalisé comme par exemple notre nez).
Cependant un mystère demeure. En effet, la structure spatiale des récepteurs olfactifs des insectes présentent une topologie d’insertion dans la membrane du neurone inverse de celle des OR de vertébrés. Cette inversion soulève un sérieux problème. En effet, la partie sur laquelle se fixe normalement les molécules odorantes chez les vertébrés, appelée partie N-terminale, est intracellulaire chez les insectes… rendu ainsi inaccessible pour la molécule odorante. Il est alors compliqué d’imaginer comment cette liaison entre l’odorant et cette partie N-Terminale devient possible ?
Par ailleurs, la découverte récente d’un nouveau type de récepteur olfactif, les récepteurs ionotropiques (IR), vient encore modifier ce schéma général, et ouvre de nouveaux champs de questionnement sur l’évolution des récepteurs olfactifs au cours de l’histoire du vivant. Ces « nouveaux » récepteurs olfactifs sont présents chez les crustacés, chez qui jusqu’à présent aucun récepteur olfactif « classique » n’avait été décrit. Les crustacés étant apparus les premiers, avant les insectes puis les vertébrés dans l’histoire du vivant, on peut supposer que ces IR seraient chez les insectes un héritage ancestral. Mais alors, d’où proviennent les récepteurs olfactifs « classiques » ? Et comment expliquer leur différence avec les récepteurs olfactifs des vertébrés ?
Les travaux sur l’olfaction des insectes soulèvent des questions d’ordre fondamental tant au niveau de l’évolution qu’en physiologie et neurobiologie. Ils attirent aussi un intérêt certain aux vues des débouchés qu’ils dévoilent en termes de protection des cultures via des techniques de perturbations olfactives. Certaines de ces applications ont d’ailleurs déjà été mises en place et commercialisées par différents industriels comme moyen de lutte contre les ravageurs. Par exemple la technique de « confusion sexuelle » consiste à saturer l’environnement en phéromones sexuelles. Ceci permet de désorienter le mâle afin qu’il ne retrouve pas sa femelle évitant ainsi la reproduction de l’espèce. Par leur très haute spécificité, l’utilisation des phéromones sexuelles ciblent précisément un insecte donné. Elle permet également la veille préventive des populations de ravageurs via leur piégeage. Il est ainsi possible de traiter de façon ponctuelle, et donc plus réfléchie, une culture avec des moyens de luttes conventionnelles et limiter leurs rémanences dans l’environnement.
Cependant un autre paradoxe fait jour! Alors que chez les noctuelles, le stade responsable des dégâts dans la culture est le stade larvaire dit « ravageur », la majorité des travaux scientifiques étudient les noctuelles adultes. De même, alors que les données moléculaires sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus poussées, les données de terrains sont, elles, de plus en plus délaissées. Il devient compliqué de trouver des études écologiques récentes réintégrant ces ravageurs dans leur environnement et certaines questions sur l’écologie de ces insectes demeurent sans réponse. Se reproduisent-ils à proximité de leurs plantes hôtes ? Trouve-t-on les larves et les adultes au même endroit et au même moment ? Ce manque de données essentielles est un frein certain à la compréhension des relations entre génétique et écologie. Comment sans elles, associer un, ou des gènes, à un comportement précis de l’insecte qui pose problème, comme par exemple la recherche de nourriture et sa modulation par la prise alimentaire ou le cycle circadien ? A vue de nez, il est donc fort probable que l’étude de l’olfaction sur modèle insecte ait encore de belles années de polémiques et de découvertes devant elle… Surtout si les industriels de l’agroalimentaire, de plus en plus concernés par le développement durable, y flairent le profit!
L'auteur :
Chercheur en 3ème (et dernière) année de thèse à l’INRA de Versailles, j’étudie les capacités olfactives des chenilles du Ravageur du coton (Spodoptera littoralis) par le biais d’approche comportementale, et moléculaire.
Après un parcours académique classique en science de la vie à l’université Paris VI ; licence en science de la vie puis Master de Biologie Intégrée et Physiologie, j’ai obtenu une bourse ministérielle d’allocation à la recherche pour poursuivre mon doctorat en 2009.
Je me suis découvert au cours de ce doctorat, un intérêt certain pour la communication scientifique et la vulgarisation dont j’espère à terme pouvoir faire mon activité professionnelle principale.
Pour en savoir plus :
Surmortalité des Abeilles : la Conséquence de Multiples Facteurs https://www.mysciencework.com/omniscience/surmortalite-des-abeilles-la-consequence-de-multiples-facteurs
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