La biologie de garage (ne) changera (pas) le monde

Entretien avec Morgan Meyer, sociologue de l'innovation

La biologie de garage promet de mettre entre les mains de chaque citoyen les moyens de réaliser chez soi des tests et expériences en tout genre. En pratique il s'agit surtout de projets extra-institutionnels réalisés par de brillants étudiants et scientifiques en biologie de synthèse, ce domaine émergent qui veut reprogrammer le vivant en manipulant le matériel génétique. Révolution de l'approche scientifique ou simple hobby d'étudiants ? Émancipation citoyenne ou risque terroriste ? Discussion avec le sociologue de l'innovation Morgan Meyer sur ce mouvement qui se veut accessible et open source.

La biologie de garage promet de mettre entre les mains de chaque citoyen les moyens de réaliser chez soi des tests et expériences en tout genre. En pratique il s'agit surtout de projets extra-institutionnels réalisés par de brillants étudiants et scientifiques en biologie de synthèse, ce domaine émergent qui veut reprogrammer le vivant en manipulant le matériel génétique. Révolution de l'approche scientifique ou simple hobby d'étudiants ? Émancipation citoyenne ou risque terroriste ? Discussion avec le sociologue de l'innovation Morgan Meyer sur ce mouvement qui se veut accessible et open source.

 


Machine open PCR, MadLab Manchester, CC-BY-SA 2.0

 

MSW : J'ai lu dans le magazine Wired que Bill Gate avait déclaré que s'il avait vingt ans aujourd'hui, il ferait de la biologie de garage.

Morgan MeyerMorgan Meyer : Oui, il a dit que s'il se remettait à travailler, ce serait pour se consacrer à la biologie de synthèse ou de garage, que c'est dans ces domaines-là qu'on trouve le plus fort potentiel d'innovation.

Qu'est-ce que ça veut dire, que l'on n’innove plus en informatique, ou que la biologie de garage est aussi excitante aujourd'hui que l'informatique dans les années 1970/80 ?

C'est une façon de voir les choses, peut-être qu'on va moins innover en informatique maintenant. Mais d'un autre côté ça montre effectivement que cette logique du hacking, de l'open source, du partage de connaissances, est en train de se diffuser. Cette logique est maintenant utilisée, transformée et adaptée dans d'autres domaines.

L'intérêt des médias pour la biologie de garage est aussi lié à l'émergence de la biologie de synthèse. Quel est le rapport entre les deux ?

Il y a plusieurs liens, même si la biologie de garage ce n'est pas la même chose que la biologie de synthèse : on peut faire beaucoup de choses dans un garage qu'on n’appellerait pas biologie de synthèse. J'écris dans un de mes articles qu'il existe trois liens :

  • Quand on parle des risques associés à la biologie de synthèse, on invoque la biologie de garage. C’est souvent le cas quand on lit les rapports français de l'OPECST [Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques] ou d'autres rapports ailleurs qu'en France. Ce n'est donc pas pour louer le potentiel innovant du domaine mais plutôt pour s'inquiéter de ce qui se passe dans un endroit qui n'est pas régulé ni gouverné. On pose l'argument du problème sécuritaire, et on se demande comment l'endiguer. Il y a même eu à l’Assemblée nationale une question parlementaire d'un député qui s'interrogeait sur les risques de la biologie de garage.

  • Les étudiants qui se rencontrent au concours annuel iGEM [International Genetically Engineered Machine Competition, Compétition internationale de machines génétiquement modifiées] autour de leurs projets de biologie de synthèse en profitent pour discuter de la biologie de garage et rencontrer des gens qui ont développé des labos.

  • On a aussi des exemples comme celui de Thomas Landrain (fondateur de la Paillasse) qui est doctorant en biologie de synthèse et qui a donc lancé ce labo avec d'autres pour promouvoir la biologie de garage.

 

La biologie de synthèse fait peur

La biologie de synthèse est un domaine nouveau mais déjà controversé : risques pour la santé, pour l’environnement...

C'est la question clé dans le domaine de la biologie de synthèse, qui reste en effet pour l'instant un domaine en émergence. Les « applications » potentiellement négatives sont nombreuses : développement d’armes biologiques, bioterrorisme, création de monopoles qui inhiberaient la recherche fondamentale, création de vie artificielle, marchandisation du vivant, contamination de l’environnement par des bactéries synthétiques. Selon une étude américaine de 2013 le public s’inquiète surtout de la possibilité de créer des armes biologiques et juge qu’il est immoral de créer de la vie artificielle, d’autant plus que ces inventions pourraient avoir des effets négatifs sur la santé et l’environnement.

En France, on parle d’introduire dans les programmes de recherche des actions de recherche et de formation liées à la biosécurité, à la biotoxicité, à l’écotoxicité et à l’impact sociétal. Ily a aussi l’idée de créer un cadre international pour évaluer les risques et mettre en place une instance permanente mondiale de type GIEC pour réfléchir aux questions de biosécurité et bio-sûreté. Il faudrait essayer de déterminer à l'avance les risques de sécurité éventuels, sans entraver le potentiel économique, médical et environnemental du domaine.

Des voix s'élèvent-elles contre la biologie de synthèse, la programmation du vivant, comme ça a été le cas pour les nanotechnologies il y a quelques années ?

Il y a des résistances, je dirais même que les résistances les plus fortes sont celles qu'on rencontre en France avec le collectif Pièces et Main d’œuvre (PMO). Au début ils étaient plutôt anti nanotechnologies, maintenant ils sont aussi anti biologie de synthèse. Il y avait en avril dernier un forum organisé au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) avec pour thème « La biologie de synthèse existe-t-elle ? ». Quelques minutes après le début du forum, PMO a manifesté : ils ont mis des masques de singe, il y avait des sifflets, des pancartes, des banderoles, j'ai écrit une note de blog à ce sujet. [autres récits et discussions à ce sujet ici et ]

Pour ces contestataires, il y a une opposition fondamentale entre vie et machine. On peut regretter certains de leurs modes d'action, mais n'y a-t-il pas au fond des critiques philosophiques, éthiques, tout à fait rationnelles ?

C'est vrai que dans la forme on peut critiquer le fait qu'ils empêchent un débat démocratique d'avoir lieu, leur critique est totale et radicale. Ils refusent la discussion, ils sont contre la biologie de synthèse, les institutions qui en font, les chercheurs qui en font, les sociologues qui s'y intéressent, contre l'idée même. Ils sont contre tout, mais c'est vrai que certains de leurs arguments sont intéressants et font sens. Ils ont une position critique et se posent des questions sur le futur d'un monde dans lequel on pourrait fabriquer de la vie synthétique.

C'est justement intéressant pour moi d'analyser la critique de PMO, qui est la plus radicale dans le monde. Aux États-Unis, il y a très peu de critiques, en Angleterre, il y a eu un dialogue sur la biologie de synthèse qui n'était pas à huis clos mais pour lequel les gens étaient quand même sélectionnés, c'est resté assez calme et paisible. En France, les pouvoirs publics veulent aussi un débat, je cite, « apaisé et constructif » sur la biologie de synthèse.

En 2012, un rapport parlementaire sur les enjeux de la biologie de synthèse a été déposé par Geneviève Fioraso lorsqu'elle était simple députée. On y parle de biologie de garage, de l'opportunité mais aussi du danger que peut représenter un débat public ouvert sur ces thèmes, comme si on payait les pots cassés des OGM et des nano. N'est-ce pas cette attitude qui va justement créer des contestations radicales, opposées à un savoir scientifique absolu synonyme de progrès, comme une pensée unique ?

C'est ce que conteste justement PMO et d'autres acteurs. Ce qu'ils disent, c'est que participer c'est déjà accepter. Si nous on participe au débat, on accepte déjà en quelque sorte la biologie de synthèse. Il y a une vraie peur de la part des pouvoirs publics de revenir à des controverses comme celles qui ont entouré les OGM, qui sont aujourd'hui un terrain assez miné, où la discussion est difficile. La volonté affichée, c'est donc de discuter sereinement, de manière constructive, et surtout, là est la différence, de discuter beaucoup plus en amont dans le champ scientifique.

Pour les OGM, les controverses et les débats ont éclaté alors que des produits étaient déjà sur le marché. Pour la biologie de synthèse il y a assez peu de produits, les gens ne savent pas encore exactement ce que c'est. Donc ça ouvre aussi de nouvelles possibilités, pour aller vers une politique de recherche plus réflexive, plus consciente des risques, plus ouverte.

 

La biologie de garage est open source

Il y a une question intéressante dans la conclusion de ce rapport : « Le temps ne serait-il pas venu de substituer aux techniques et méthodes de débat sociétal, une véritable culture de la démocratie participative en matière scientifique ? »

Finalement faire la science avec la société, ça se passe aussi dans des endroits comme La Paillasse, qui sont censés être ouverts à tout le monde. Projet communautaire, partage d'objets, il y a un côté très humain. On peut se dire qu'on va voir un retour à une société plus traditionnelle... et à la fois plus technologique. C'est quelque chose que porte le mouvement de la biologie de garage ?

Oui et non. On entend cet argument là, qu'on assisterait à un retour vers une époque où la science était plus ouverte, lorsque ceux qui faisaient de la science étaient des sortes de gentlemen amateurs de l'époque victorienne, comme dans les sciences naturelles qui sont censées être ouvertes à tous. On revient en quelque sorte avant la spécialisation de la science, qui a vu monter en force le laboratoire, l'université, qui sont devenus les symboles de la recherche, mais d'une recherche refermée, à laquelle tout le monde ne peut avoir accès.

Mais d'un autre côté il y a aussi l’argument de dire qu’'on va fabriquer du nouveau, que de hacker le vivant c'est un chose qui n'a encore jamais été fait. Les biohackers sont en général assez technophiles, ce ne serait donc pas revenir en arrière, mais plutôt embrasser le futur de bon cœur.

Embrasser le futur, mais avec des méthodes qui ne sont pas exactement celles du développement industriel type XXe siècle, c'est peut-être légèrement moins capitaliste non ?

Je ne sais pas si c'est tellement différent. Ça l'est parce que la biologie de garage est une activité peu chère, parce que c'est nouveau, mais très souvent les acteurs de la biologie de garage se comparent à des Steve Jobs, qui a quand même fondé une multinationale qui s'appelle Apple. Ils restent partiellement dépendant des instituts scientifiques ou parfois de l'industrie pharmaceutique qui leur fait des donations d'équipement par exemple. Ils ne sont pas vraiment à l'écart, à l'extérieur, dans une espèce de bulle protégée du système économique capitaliste scientifique.

La différence la plus marquée, c'est l'open source et le partage libre. Je ne sais pas si on peut dire que c'est une contre-culture, mais c'est en tout cas revendiqué comme une position politique assez forte. Être ouverts, promouvoir le libre partage des données, des équipements, rendre accessible et démocratique la science et la biologie en particulier.

Ce positionnement politique open source, c'est quelque chose qui concerne tous les mouvements de biologie de garage ?

A priori oui, ils se revendiquent tous de cette mouvance, et un des points des versions américaine et européenne de la charte, du code d'éthique de la biologie de garage, c'est précisément le partage des connaissances, l'accessibilité. On verra comment le mouvement va se développer, si on va voir des start-up, des projets qui seront plus fermés. Mais pour l'instant je crois que la plupart des labos se sont déclarés open source.

 

La science par bricolage

Parlons des objets qui représentent le mouvement, vous écrivez que dans la biologie de garage on a à la fois le côté pas cher et le côté bricolage. N'y a-t-il pas un risque, comme pour le logiciel libre, que ces objets soit fermés, commercialisés, qu'on se contente de faire de la biologie avec du matériel pas cher en perdant cet esprit du bricolage, qui est aussi une façon de penser et d'innover ?

Ça peut être un risque, mais je dirais que ça peut aussi être un facteur de succès. Si on a beaucoup de gens investis et des firmes spécialisées pour produire ces objets, une centrifugeuse à très bas coût par exemple, les biologistes de garage seront satisfaits parce que leur mouvement aura pris, qu'il aura atteint une certaine notoriété. D'un autre côté, il y a un paradoxe entre le fait de faire des choses soi-même et produire et vendre un équipement scientifique, prêt à utiliser.

Il y aura probablement toujours un peu des deux mouvements, les deux types de personnes. D'un côté les gens qui veulent vraiment bricoler, essayer, et qui ont le temps, la capacité, l'énergie de fabriquer vraiment les choses eux-mêmes, et de l'autre une population d'amateurs en biologie qui voudront acheter un produit standardisé, robuste, qu'il peuvent remplacer ou faire réparer.

C'est peut être une évolution à venir du mouvement, on verra un peu moins le côté bricoleur. Il y a une critique qu'on fait souvent à la biologie de garage, ou du moins une question qu'on me pose souvent quand j'expose mes travaux : est-ce que c'est vraiment de la science? Pour moi c'est une question empirique, si les gens disent que oui ou que non, je vais analyser leurs justifications, leurs idées ou valeurs. Pourtant on entend souvent que ça ne reste que du bricolage : on fait des machines libres, on bidouille un peu, on fait ses propres pipettes avec des pailles, mais ce n'est pas de la science, c'est juste bricoler de l'équipement. Mais le jour où on aura une panoplie de matériel à bas coût pour faire de la biologie de garage, alors on pourra se lancer dans d'autres projets, réaliser des tests sur soi-même, sur l'environnement.

En construisant des biosenseurs pour détecter la présence de mélamine dans le lait, des spectromètres pour détecter la présence de différentes substances toxiques, ou encore des compteur Geiger pour mesurer la radioactivité, des recherches à bas coût sur les polluants environnementaux ont déjà été réalisées. Les biologistes de garage ont aussi mis au point des tests pour déceler des maladies génétiques et des procédés utilisant des codes-barres ADN pour déterminer l’origine des viandes alimentaires.

C'est à ce moment que l'amateur peut contribuer à la science ?

La science ce n'est pas une institution unique et unifiée, une seule façon de réaliser des expérimentations, mais c'est à la fois les universités, les labos, les chercheurs, les amateurs, les financements, les retombées, l'éthique, les équipements, les pratiques, les promesses, etc. C'est l'ensemble de toutes ces choses. Les contributions et les effets des pratiques amateurs pourront se matérialiser à tous ces niveaux.

Si on prend un exemple tout près : le Muséum d’histoire naturelle, la plupart de ces muséums ne pourraient pas faire tous leurs atlas, toutes leurs cartographies sans les milliers de naturalistes qui gravitent autour de ces musées. On voit donc que ça peut être très complémentaire. Un amateur peut travailler facilement avec une institution pour faire une cartographie d'une espèce végétale ou animale par exemple. C'est pareil pour la biologie de garage, on pourrait très bien penser ça en complémentarité avec une université qui se lancerait dans d'autres types de recherche nécessitant des financements plus conséquents, du matériel plus lourd. Tandis qu’en biologie de garage on peut faire d'autres choses, avoir accès à des volontaires plus nombreux, des petites mains qui aideront à réaliser certains projets.

 


 

morgan meyer

Morgan Meyer est maître de conférences à Agro Paris-Tech.

Originaire du Luxembourg, il a obtenu en France une maîtrise de biologie puis un doctorat en sociologie. Après cinq ans de postdoc au Centre de Sociologie de l'Innovation de l'école des Mines, son travail de recherche se poursuit sous deux angles : l’émergence, la gouvernance et la mise en débat de nouvelles formes de biologie (biologie de synthèse, biologie de garage), ainsi que les lieux et pratiques du ‘knowledge brokering’ (intermédiation des savoirs) et les frontières des sciences.