L’intelligence animale
La préface de Karine Lou Matignon dans son livre Révolutions Animales introduit fort bien le propos : “Il semblerait que nous ne puissions pas voir de différences sans aussitôt établir de hiérarchie. Voilà un agencement du monde bien commode, rabâché depuis des millénaires : d’abord l’homme au fait du génie absolu suivi de très loin par les insignifiants, les sans histoire et les prétendus pauvres au monde que sont les animaux.”
Que ce soit dans le domaine philosophique, religieux ou scientifique, les animaux n’ont jamais été considérés comme intelligents par les humains, en témoigne leur appellation de “bêtes”. Entre les moutons qui ne semblent s’intéresser qu’à la nourriture, à la reproduction, à la hiérarchie, et le nombre d’animaux qui ne passent pas le test du miroir (un test créé pour estimer la perception de soi en déterminant si l’animal se reconnaît dans un miroir), cette infériorité semble justifiée.
Le behaviorisme, une des branches de l’éthologie, débute en 1913 selon certains avec un texte de John Broadus Watson, qui voulait faire de la psychologie une science objective qui se cantonne à l’étude des comportements observables. Avec le temps, l'élimination de l'esprit des animaux et l'attitude descriptive de l'éthologie ont fini par être considérées comme improductives et inadéquates, et à la fin des années 1940, les éthologues Konrad Lorenz et Niko Tinbergen plaident pour une étude en milieu naturel.
Le plus grand tournant vient sans doute du moment où l’éthologie a cessé de chercher à mesurer les capacités mentales observées chez les humains. Puisque la vue est essentielle chez l’homme, quoi de plus normal que la perception visuelle fasse partie de nos capacités ? Mais quelle signification peut-on sincèrement tirer de l’échec du test du miroir chez les chiens ou les porcs, dont l’identification repose sur l’odorat ?
Révolution intelligente
Des prises de conscience quant aux méthodes de recherche émergent, et les biais des expériences en laboratoires sont désormais actés : la hiérarchie que l’on observait chez les singes ne provenait que des hommes, qui les appâtaient pour les étudier, créant ainsi la compétition. La primatologue Jane Goodall, en vivant parmi les singes, en a appris bien plus sur eux que les nombreuses années d’expérience en laboratoire. Elle a été la première à rapporter que les chimpanzés utilisent des outils pour se nourrir. L’intelligence, les capacités de raisonnement, les émotions des animaux ne sont plus une théorie.
Un rat est emprisonné dans une cage. Un second rat a la possibilité de le libérer en appuyant sur un bouton. Avec ou sans récompense, le rat libérera toujours son congénère, chaque fois que le test se réitérera. Plus tard, un chocolat est placé à côté du bouton. Le rat commence quand même par appuyer sur le bouton quitte à partager le chocolat ; il va même jusqu’à le laisser parfois entièrement au rat tout juste libéré.
Révolutions Animales, Vinciane Despret
Peu à peu, l’idiotie observée chez les autres animaux est démontée ; on questionne même l'instinct, qu'on leur attribuait à la place de l’intelligence comme étant une capacité innée qui ne demande pas de réflexion. Comme l’explique Randolf Menzel dans son article de 2021 “A short history of studies on intelligence and brain in honeybees”, le soi-disant instinct des abeilles ne peut pas en être un, car leur code génétique ne permet pas de mémoriser autant d’informations que les variations de climat, la distribution des lieux pour trouver du nectar, du pollen, de la résine, de l’eau, des sites de nidification, autant d’informations que doit mémoriser une abeille. Charles Darwin lui-même disait “il peut y avoir une activité mentale extraordinaire dans une masse absolue de matière nerveuse extrêmement petite.”
“Si l’on enferme une abeille dans une bouteille couchée à l’horizontale, le fond du côté lumière, elle cherchera à s’enfuir par ce fond, sans jamais y arriver. Considérer ce comportement comme la preuve de la bêtise de l’abeille serait ignorer les adaptations spécifiques aux espèces. Dans son monde d’abeille, par exemple dans un arbre creux ou une grange, la lumière indique ordinairement la sortie.”
Randolf Menzel, 2021
L’intelligence est partout et plurielle. La bêtise observée chez les animaux n’est dûe qu’à des biais de laboratoire, des biais sur les questions posées, ou encore des biais sur la définition même de l’intelligence, trop anthropocentrée. Les moutons, une fois sortis de leur cage d’expérimentation, établissent des liens de longue durée, résolvent des conflits en évitant la brutalité, tissent des amitiés et savent se réconcilier. Les animaux ne sont pas bêtes si on leur pose les bonnes questions.
Sources :
Karine Lou Matignon, 2016. “Comment les animaux sont devenus intelligents”. Les liens qui libèrent.
Marino, L., & Merskin, D., 2019. “Intelligence, complexity, and individuality in sheep”. Animal Sentience, 4(25), 1.
Natasha Daly, 2019. “Comment mesurer l'intelligence animale ?” National Geographic.
Menzel, R., 2021. “A short history of studies on intelligence and brain in honeybees”. Apidologie, 52(1), 23-34.