La neutralité affichée du gouvernement irakien face à la crise syrienne est souvent interprétée comme de la complaisance envers le gouvernement de Bachar al-Assad. Pourtant dans les premiers temps de la crise syrienne, le premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, affichait ouvertement une violente hostilité envers le régime syrien. Les risques de contagion en Irak de la violence ont eu raison de cette opposition. La politique de non-ingérence désormais adoptée par l’Etat irakien vise avant tout à contenir l’escalade des hostilités entre les différents groupes ethno-religieux exacerbées par le conflit syrien.
This article also exists in English: "Iraq/Syria: What’s behind Baghdad’s support of Bachar al-Assad"
Le fantôme de l’invasion américaine en Irak planait cet été sur les réactions à l’appel des Etats-Unis pour former une coalition internationale d’intervention en Syrie. C’est toutefois la crise syrienne qui, pour l’instant, risque de peser lourd dans la balance irakienne.
Les réactions irakiennes face à la crise syrienne sont complexes car influencées par des conflits confessionnels et politiques profonds dans la société irakienne. Cet aspect a été l’objet d’une étude du professeur Hosham Dawod, spécialiste de l’anthropologie politique et directeur scientifique du programme Proche et Moyen-Orient à la Fondation Maison des sciences de l’homme. Publiée en Open Access dans HAL-SHS le mois dernier, elle avance un noir pronostique. «Quelle qu’en soit l’issue, l’Irak n’en sortira pas indemne » écrit-il. Les fractures préexistantes de la société irakienne entre chiites, sunnites et Kurdes ont un nouveau terrain de discorde.
La guerre en Syrie envenime les divisions au sein de la société irakienne. (Flickr/Normand 2012)
Les courants politiques chiites tendent à soutenir le régime syrien. Des milices chiites se sont même engagées aux côtés des troupes loyalistes. Une prise de position qui peut paraître surprenante, alors que Damas n’avait pas hésité à soutenir des groupuscules islamistes sunnites à la suite de l’intervention américaine en 2003. Quant aux Irakiens sunnites, ils ont tendance à voir dans la cause rebelle le vecteur d’expression privilégié d’une solidarité communautaire autant qu’un moyen de contester le gouvernement al-Maliki, devenu un soutien du régime Assad. Il n’est pourtant pas véritablement question d’une cohésion sunnite transfrontalière, seuls les mouvements djihadistes vont jusqu’à envoyer des renforts. Les Kurdes défendent avant tout l’idée d’un Kurdistan syrien autonome, sur le modèle de leur gouvernement en Irak. Certains d’entre eux soutiennent les rebelles tandis que d’autres s’allient momentanément à Damas.
Tous les Irakiens gardent pourtant toujours en tête la position arrogante du gouvernement syrien face aux accusations concernant l’infiltration avérée de terroristes sunnites depuis la frontière syrienne. La Syrie aurait également délibérément hébergé des dirigeants du parti de Saddam Hussein après sa chute. Accumulant les provocations, le président syrien avait également déclaré devant une délégation que son régime et celui de Saddam Hussein obéissaient à la même idéologie baasiste.
Si le gouvernement al-Maliki est aujourd’hui prêt à faire l’impasse sur ces querelles pré-crise, c’est avant tout par peur que la chute de Bachar al-Assad ne favorise la création d’une coalition sunnite de part et d’autre de la frontière. Une crainte qui pousse Nouri al-Maliki à associer le soulèvement populaire syrien à une sédition menée par des extrémistes sunnites. Pour cette raison, il avait rejeté le plan de la Ligue arabe réclamant le départ du président syrien en 2012. Cette vision a été encore davantage renforcée par la fusion en avril dernier de la branche irakienne d’Al Qaida et du Jabhat Al-Nosra, la principale organisation djihadiste armée de Syrie (et la principale force armée de la rébellion).
« Pour le gouvernement irakien, la rébellion syrienne est de plus en plus divisée ce qui augmente les risques de l’émergence d’une dérive extrémiste qui s’étendrait à l’Irak et au Liban », écrit Hosham Dawod. Les centaines de milliers de morts et les millions de déplacés des années terribles de 2005 à 2008 sont dans toutes les mémoires. La peur d’une nouvelle guerre confessionnelle est au cœur de la prudence irakienne vis-à-vis de la crise syrienne.
Il faut également voir là le rapprochement stratégique effectué entre Bagdad et Téhéran depuis quelques années. Exilé en Iran dans les années 1980, Nouri al-Maliki n’est pas resté insensible à la vision stratégique du Moyen-Orient chère à la République islamique. Au-delà du schisme confessionnel entre chiites et sunnites remontant à l’époque Omeyyade, il y a également la volonté de contrecarrer l’influence sunnite des pays arabes du Golfe, désireux d’imposer un nouveau projet à la Syrie post-Assad, à l’abri du giron iranien
Des précautions et une stratégie qui laisse néanmoins sceptique Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche en société et religions au CNRS et spécialiste de l’Irak et de l’histoire contemporaine de l’Islam. Dans un article rédigé en 2012, il exprimait déjà son pessimisme vis-à-vis de l’évolution de la situation irakienne : « Les divisions confessionnelles en Irak ne peuvent que s'aggraver (avec la crise syrienne) : retour du terrorisme anti-chiite à une grande échelle, tensions grandissantes entre Bagdad et la zone autonome kurde sont à prévoir. La paralysie actuelle des institutions irakiennes illustre l'incapacité du système politique irakien à sortir le pays de la spirale infernale où il semble pris. »
Les autorités irakiennes craignent pour leur survie. Une crise politique interne grave secoue le pays depuis la fuite, en 2012, du vice-président sunnite Tarek al-Hachemi. Les tensions internes n’ont fait qu’empirer depuis et aggravent toujours davantage les divisions au sein du pays. D’autant que la reconstruction post-baasiste mise en œuvre par les Américains était, dès le début, compromise. C’est peut-être d’ailleurs cette position vulnérable qui a fait de Bagdad l’un des premiers gouvernements à pressentir la gravité de la crise. Dès 2011, il soutenait que le conflit syrien se transformerait en guerre civile sur le long terme.
Merci à Jonathan Hassine, auteur d’un mémoire sur la crise syrienne, pour son aide précieuse.
Lien FMSH de l'article de Hosham Dawod : http://www.fmsh.fr/fr/c/1488