Comment faire communiquer un ensemble d’agents intelligents pour artificiellement copier le raisonnement humain ? Comment créer une intelligence artificielle (IA) pour substituer au réel une entité virtuelle ? L’informatique est un univers en perpétuelle évolution sur plusieurs plans : le matériel, le logiciel, l’architecture… Aujourd’hui, l’informatique s’ouvre sur une nouvelle ère : celle de l’intelligence ambiante – l’aide à l’humain – qui, au travers de la domotique, vient peu à peu changer nos habitudes, améliorer notre quotidien mais aussi bouleverser nos sociétés. Des progrès sociétaux certains, sur fond de questionnements sur le rapport homme-machine.
Lors d’une conférence Science à Cœur à l’Université Pierre et Marie Curie (UPMC), le professeur Amal El Fallah Seghrouchni nous présente l’état de l’art en matière d’intelligence artificielle et de communication au sein de systèmes multi-agents (SMA). Professeur à l’UPMC et président du collège SMA, Amal El Fallah Seghrouchni est responsable de l’équipe de recherche Systèmes Multi-Agents au Laboratoire d’Informatique de Paris 6 (LIP6).
Des machines intelligentes
L’intelligence artificielle peut-être définie comme la science et l’ingénierie qui vise à élaborer des machines intelligentes.
" Une machine est intelligente si elle arrive à se faire passer pour un humain auprès un humain. Le test de Turing (1950)"
L’intelligence artificielle veut développer des processus similaires à la pensée humaine rationnelle ; c’est-à-dire un enchaînement d’évènements depuis la perception, l’analyse jusqu’à la réflexion et au final l’action. Certaines architectures prennent en compte les attitudes intentionnelles comme les désirs, les croyances… et intègrent « la rationalité pratique » comme un raisonnement « moyen-fin ».
Le raisonnement humain : Modèle de l'agent intensionnel / Architecture BDI
Les systèmes multi-agents : un travail d’équipe
Les systèmes multi-agents sont des ensembles d’agents intelligents en interaction (autrement dit une collectivité/société). Cette discipline est une sous-branche de l’intelligence artificielle aussi appelée : intelligence artificielle distribuée. Les agents intelligents peuvent être des entités virtuelles – par exemple des logiciels – ou bien des êtres réels ; dans ce cas, l’objectif du SMA est la simulation d’un ensemble d’individus en partie autonomes et en interaction avec l’environnement. Par exemple, les systèmes multi-agents forment un moyen intéressant de modélisation de sociétés, et ont à ce titre des champs d'application larges, allant jusqu'aux sciences humaines.
Un des projets de l’équipe SMA du LIP6 illustre bien le large spectre application des SMA. Ce projet intitulé « Terra Dynamica » vise à représenter et à animer une ville virtuelle regroupant des entités en interactions (véhicules, piétons…) à différents niveaux d’abstration. Si la simulation multi-agents des déplacements urbains est complexe, les applications sont multiples et permettraient d’améliorer la sécurité, l’urbanisme, les transports en commun, etc.
La simulation de missions aériennes, une collaboration entre le LIP6 et Dassault Aviation, est un bon exemple de simulations collaboratives. Dans ce projet, un système aéroporté composé de plusieurs avions décolle vers un objectif (par exemple l’interception d’un ennemi). Les avions en vol communiquent entre eux ainsi qu’avec la tour de contrôle. Lorsque cette dernière détecte subitement un 2nd ennemi, elle en informe la flottille d’avions dont la mission doit être modifiée. Des décisions doivent être prises pour adapter la mission et réorganiser les tâches entre les agents autonomes (les avions). Ce besoin de coordination dans un contexte collectif soulève de multiples besoins en termes de communication entre l’observateur (la tour de contrôle), le(s) décideur(s) (agents cognitifs) et les agents exécutants (agents réactifs).
De l’intelligence artificielle vers l’intelligence artificielle « distribuée »
Les missions collectives présentent une architecture de type hybride, mêlant des agents de différents niveaux. Ainsi, deux courants de SMA se dégagent : l’approche réactive et l’approche cognitive. Un agent réactif perçoit le monde plus qu’il ne le conçoit. Il réagit à un stimulus par une action. Il prend part à une architecture simple qui permet l’auto-organisation d’un grand nombre d’agents; un exemple serait une colonie de fourmis. Un agent cognitif se distingue essentiellement par la « conscience » de sa propre existence au sein du système. Il développe une représentation symbolique de soi, de l’environnement et des autres agents. Il permet l’organisation intentionnelle (allocation et dépendances des tâches, partage des ressources, protocoles de coordination/négociation) dans des architectures complexes (BDI) dont le nombre d’agents dépend du degré de cognition.
L’évolution de l’informatique de l’unité centrale fixe (mainframe) puis portable jusqu’à l’ubiquité d’internet et son caractère intrusif.
Ces situations collectives et collaboratives existent dans un contexte plus large où les agents sont des entités virtuelles, par exemple les performances collectives de logiciels dédiés et communiquant au sein d’un système informatique. L’intelligence artificielle est alors dite « distribuée » et des outils adaptés doivent être développés afin de simuler des situations complexes et de reproduire des comportements sophistiqués. Les problématiques sont le développement d’agents intelligents au moins en partie autonomes, de langages de communication entre les agents, des systèmes simulant la coordination collective etc.
Quatre critères caractérisent un agent : 1) sa réactivité caractérise sa capacité à percevoir son environnement et à réagir aux changements en temps réel ; 2) sa pro-activité caractérise sa capacité à prendre des initiatives ; 3) sa sociabilité exprime sa capacité à interagir avec les autres agents et enfin 4) son autonomie qui se définit sur plusieurs niveaux (énergétique, intervention humaine etc.)
Les langages informatiques peuvent se définir selon trois axes : le niveau d’abstraction, le découplage et le choix de l’action (différer)
Les langages de programmation peuvent se définir selon trois axes : le niveau d’abstraction, la structuration du programme et le choix de la forme de l’action (afin de définir sa temporalité). En parallèle des langages informatiques, la linguistique distingue trois actes de langage : locutoire, illocutoire et perlocutoire suivant l’action induite par l’énoncé oral sur le destinataire (incitation, engagement…).
" La contribution de l’apprentissage tient au fait qu’il met à la disposition de l’individu un outil puissant : le langage." Lev Vygotsky
Vers des systèmes mixtes proches de l’humain
ICat : le robot-chat est une interface homme-machine réagissant aux situations ainsi qu’aux expressions faciales de l’humain (1)
Dans une approche plus sociétale des SMA pour remettre d’humain au centre du développement technologique, des outils de communications entre humains et systèmes intelligents sont en cours de développement. Les domaines d’applications dans ce cadre sont très variés : les gadgets de compagnie, les jeux ludiques, l’accompagnement pour pallier la solitude ou le handicap, les simulateurs de vie/société ou les interventions en milieux dangereux (déminage, accidents nucléaires…)
Des agents conversationnels animés (ACA), peuvent être introduits auprès de personnes isolées pour simuler une conversation, un échange voire une présence. Ils peuvent aussi être utilisés pour servir de médiateur dans la communication humain-humain, permettent les mises en situation (ex : entretien d’embauche). Ils peuvent aussi être utilisés comme médiateur (au sens du comportement médié qu'adoptent les autistes) pour entrainer les autistes à interagir avec des non-autistes. De manière générale, ils pourraient se substituer à l’homme pour pallier les manques d’effectif ou l’isolement.
Par exemple, l’iCat de Philips joue aux échecs, commente les mouvements stratégiques et permet une interaction où le robot et l’homme dialoguent ensemble. Le robot-chat est un compagnon de jeu qui analyse les émotions des humains selon des critères d’expressions faciales : froncement de sourcil, sourire, mouvement du regard, des pommettes…
Le robot-chat parle et agit en fonction de la personne en face de lui, inspire des émotions, crée et entretient le dialogue. Les agents conversationnels sont sont un domaine actif de l’intelligence artificielle pour l’action et la prise de décision sans intervention humaine directe.
L’intelligence ambiante : mettre l’humain au centre du développement technologique
L’intelligence ambiante vise à assister l’humain dans son quotidien; c'est une application importante des SMA . Elle se développe de façon spécialisée pour les personnes à mobilité réduite ou nécessitant une aide spécifique et de façon plus systématique, elle entre dans nos maisons par la voie de la domotique. La domotique intègre les différents systèmes agissant sur l’habitation (contrôle des éclairages, la sécurité, l’utilisation des énergies) dans une volonté de coordination. Elle vise à coordonner intelligemment l’ensemble des appareils électroménagers qui, mis en communication, assurent un plus grand confort et optimisent la sécurité des individus et diminuent les consommations d’énergie.
EDF a par ailleurs développé, en collaboration avec le LIP6, le projet SMACH (Simulation Multi-Agents du Comportement Humain). Pour EDF, le projet pour but de développer un outil permettant d’étudier le comportement des usagers dans leur maison et l’impact des produits intelligents dits « nouvelle génération ». Des ergonomes ont donc travaillé en partenariat avec les chercheurs en informatique pour retranscrire les comportements de la vie quotidienne, simuler l’activité des habitants d’une maison afin d’améliorer le confort mais surtout de réduire la consommation d’énergie. Dans le cadre de ce projet, trois axes de recherche se sont développées au LIP6. Premièrement, les études se sont axées sur la simulation multi-agents reproduisant –de manière générique– les comportements humains en mettant l’accent sur la facilité d’utilisation par des personnes non-informaticiennes. Deuxièmement, avec l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), un outil de simulation participative tente de permettre la programmation collaborative en interaction avec l’utilisation qui donne son avis et motive des modifications au cours de la phase de développement d’un programme. Troisièmement, les équipes de recherche projettent d’introduire des fonctions d’apprentissage automatique pour que les objets du quotidien aient la capacité de s’adapter à l’introduction d’un nouvel appareil ou au comportement des individus.
Selon Nicolas Sabouret, maître de conférence au LIP6 dans l’équipe SMA, l'équipe du projet SMACH est fière d'annoncer que, au cours d'une simulation de test, des participants humains n'aient pas réussi à différencier les acteurs joués par le système multi-agents de ceux contrôlés pas des humains, ce qui est le début d'un test de Turing.
Bien que SMACH soit un travail à long terme, cet ambitieux projet est très riche et permet le développement de plusieurs axes de recherche répondant aux attentes de la société. Des résultats surprenants et encourageants ont déjà été obtenus. Il a été démontré que l’on pouvait réduire de 60 % la consommation d’énergie d’une habitation en ne modifiant que très légèrement les habitudes des habitants. En parallèle, un outil de simulation des consommations d’énergie à grande échelle permettrait la distribution optimisée de l’énergie produite par le nucléaire et d’anticiper les pics de consommation ainsi que les creux en fonction des régions, de l’actualité (évènements sportifs par exemple) et d’un nombre important de paramètres sociaux.
L'intelligence ambiante : un équilibre entre confort, assistance et intrusion. source : adapté de "Nano-informatique et intelligence ambiante", JB Waldner, Hermes Science Publishing, 2007
Ces systèmes fonctionnent grâce à des objets de hautes technologies dotés de capteurs, de micro-processeurs, de logiciels embarqués, de moyens de communications et d’architectures informatiques avancées. L’intelligence ambiante est donc au cœur des avancées technologiques actuelles. En parallèle, elle permet des études sociales et sociétales mais dont le caractère invasif doit être régulièrement réévalué. L’évolution technologique n’est donc plus l’objet d’attention des seuls ingénieurs et scientifiques.
L’assistance des personnes âgées ou en perte d’autonomie par des systèmes intelligents représente une problématique sociale et sociétale forte au cœur de société dont la pyramide des âges est en train de se retourner. En effet, en 2005 en France il y avait 2.2 actifs pour 1 inactif et les prévisions du fait de la croissance de la population âgée, en 2050, annoncent qu’il n’y aurait plus que 1,4 actif pour un inactif (source : Insee). Ainsi, le vœu cher d’Amal El Fallah Seghrouchni est l’introduction des SMA pour le service à la personne dans des domaines aussi variés que le transport individuel, la domotique et la santé. L’objectif est de concevoir des systèmes qui comprennent leur environnement et qui soient capables de s’adapter sans pour autant être intrusif.
Depuis l’apparition de l’ordinateur, l’évolution du matériel informatique et son ubiquité ont introduit de nouvelles exigences en termes de réseaux adaptés et d’architecture fortement distribuée. Les défis pour l’intelligence ambiante sont notamment la gestion de l’hétérogénéité des agents, l’ouverture (offrir à tous la possibilité d’enrichir le système), la gestion dynamique des tâches et l’interface homme-machine.
L’intelligence ambiante est donc un projet d’avenir qui doit prendre en compte le logiciel, l’interface humain-machine, ainsi que des problèmes récurrents de confiance face à la machine, de confidentialité/sécurité des espaces privés. D’autres corps de la science comme des sociologues, des ingénieurs de la sécurité informatique et des logiciels ainsi que des philosophes, doivent travailler à tous les niveaux de développement au plus près du développement de l’informatique.
En savoir plus :
1) Scenarios for ambient intelligence in 2010, ISTAG UE (2001), https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/scenarios-ambient-intelligence-2010
2) Fundamentals of Multiagent Systems with NetLogo Examples, text book by José M. Vidal, (2010), http://jmvidal.cse.sc.edu/papers/mas.pdf
3) Massive is the premier simulation and visualization solution system for generating and visualizing realistic crowd behaviors and autonomous agent driven animation for a variety of industries, http://www.massivesoftware.com/
4) Contribution des Sciences Sociales dans le domaine de l’Intelligence Artificielle Distribuée, thèse d’Isabelle Jars (2005), Université Lyon 1, http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/04/98/85/PDF/These_IJ_2005.pdf
5) iCat, the Chess Tutor : An Affective Game Buddy Based on Anticipatory Mechanisms, these de master 2 de I. M. dos Santos Carvalho Leite (2007), https://dspace.ist.utl.pt/bitstream/2295/153068/1/MScThesis_IolandaLeite.pdf
6) Système domotique Multi-Agents pour la gestion de l’énergie dans l’habitat, thèse de S. Abra (2009), http://membres-lig.imag.fr/abras/publications/papers/PHD09.pdf