Le vrombissement incessant des ordinateurs dissipe les nuées âpres des gaz lacrymogènes, le clapotis furieux des claviers atténue le fracas des cocktails Molotov, et la révolte larvée d’esprits embrumés par l’opacité du pouvoir se présente à nouveau, l’œil résolu, le poing fermé, la transparence à la boutonnière. L’envie d’en découdre ne cache plus rien d’autre que le besoin de conquérir un savoir trop longtemps dissimulé. Internet a fait d’une révolte une révolution, et la liberté est à portée de clavier.
Le terme hacktivisme doit être compris comme la contraction des mots « hacker » et « activisme », comme l’action politique d’un « bidouilleur » qui prend conscience de la puissance de son savoir. Le terme hacker déploie une mythologie empreinte le plus souvent de pop culture et d’ignorance, délaissant l’histoire d’individus animés par le besoin de découvrir, de modifier, de transformer la technologie mise à leur disposition. Pourquoi se contenter du champ d’action d’un appareil ménager, d’un ordinateur, d’un logiciel, lorsque celui-ci porte en lui l'en puissance d’autres fonctionnalités ?
Le hacker répond à cette question par un savoir technique avancé de la programmation informatique qu’il tâche de mettre en pratique sans suivre les règles établies. L’apparition des réseaux a créé une solidarité communautaire laissant paraître des valeurs partagées telles que la curiosité ou une croyance profonde dans les libertés individuelles. Au fil de leurs prouesses, dans l’ombre d’un monde interconnecté, la conscience de la puissance de leurs connaissances a laissé émerger l’idée d’une puissance politique égale. La verticalité opaque des structures politiques classiques s’est vue ébranlée par la popularisation du réseau Internet. Dès cet instant, Internet a présenté une idée nouvelle de l’accessibilité du savoir, une idée d’horizontalité – le développement des projets de la fondation Wikimedia en est un bel exemple. La maîtrise du savoir n’appartient donc plus à certains mais est à la disposition de tous. Cette voie originale de l’accession à la connaissance, qui commence aujourd’hui à acquérir toute sa consistance, pressent dès lors une possible accession au pouvoir et à sa maîtrise par toute personne munie d’un ordinateur et de volonté.
Les liens entre savoir et pouvoir
Le philosophe Francis Bacon, dans ses Meditationes Sacrae, considéra le lien entre le savoir et le pouvoir en indiquant que « le savoir est pouvoir ». La connaissance de l’informatique, outil de la transmission des informations structurantes de notre société, entraînerait leur maîtrise et celle du pouvoir qu’elles véhiculent. La main tantôt facétieuse tantôt courroucée du technophile ombragerait alors les politiques qui peinent à présent à dissimuler leurs secrets. Face à la lente déliquescence de leur maîtrise du pouvoir, ces derniers ne pourraient, selon l’affirmation baconienne, que s’engager dans une course-poursuite en entravant, contrôlant, interdisant l’activité des nouveaux détenteurs du savoir.
A cette vision partielle de la réalité, le rapport établi par le philosophe français Michel Foucault entre savoir et pouvoir semble beaucoup plus approprié aux agissements des hacktivistes. Foucault pense le lien entre pouvoir et savoir comme une interconnexion de leur champ et non comme une dépendance. Ces rapports vont déterminer le sujet et son action en créant des liens et des hiérarchies, ou en les détruisant. Le pouvoir entraîne donc également un savoir, et cette interconnexion crée une dynamique circulaire pouvant mener le sujet vers toujours plus de savoir et de pouvoir. La maîtrise de cette dynamique devient donc la clef du hacktivisme, ou la dernière défense des structures politiques classiques. Un exemple de la pensée foucaldienne est l’aspect statisticien que peut avoir une politique de santé publique. La collecte des données et la compilation de celles-ci en bases suggèrent une maîtrise de la capacité à agir au niveau de la collectivité. La connaissance de l’état global de la société, issue de la collecte et de la détention de ces données, indique un pouvoir de vie, de maintenir la stabilité d’un groupe, et illustre le fait que le pouvoir entraîne aussi le savoir.
Ce dépassement de la pensée de Bacon fait du hacktivisme une fronde aux allures de révolution, où les actions politiques (par exemple, les attaques contre des sites Internet gouvernementaux) se basent essentiellement sur la détention d’informations et non plus seulement sur de simples convictions. Le hacktivisme donne une teinte de justice à son activisme politique. Les démarches mises en œuvre ces dernières années afin d’établir de la transparence au sein des Etats ne peuvent être que favorables à l’impact du hacktivisme. Les meilleurs exemples sont les doctrines de gouvernement ouvert et de données ouvertes (mouvements plus connus sous leur étiquette anglaise Open Government et Open Data), qui mettent à la disposition de tous un savoir détenu par les gouvernants. Chacun peut ainsi non seulement acquérir des informations mais encore le pouvoir politique y correspondant en déterminant son action citoyenne, notamment à travers son vote.
L’exemple foucaldien du panoptique qui montre l’établissement architectural de la détention du savoir dans le contexte carcéral (le gardien voit les prisonniers sans qu’ils puissent savoir s’ils sont observés) expose la création d’un rapport dominant-dominé grâce au contrôle de la connaissance. Le savoir de l’autre peut alors devenir un pouvoir sur soi, et la crainte de ce rapport crée des hiérarchies de la défiance.
Mais le hacktivisme laisse émerger l’espoir du sens retrouvé de la démocratie, non comme une finalité politicienne mais comme un moyen d’affirmer le pouvoir de chacun sur l’organisation de la société. La solidarité dont fait preuve le hacktivisme présage une conquête libératrice du rapport entre pouvoir et savoir qui offrira à chaque citoyen une maîtrise nouvelle de la politique.
De la bidouille à la défense de la liberté
La méfiance du hacker par rapport au pouvoir a sans doute trouvé une de ses sources dans la culture qui a alimenté son imaginaire. Le mouvement cyberpunk décrivait une réalité proche où la technologie et ses implications sociales réduisaient le futur à une dystopie. Il y avait dans ce courant artistique, qui influença la culture des hackers, l’intuition de la place primordiale du savoir technologique dans la maîtrise du pouvoir politique. Celui qui sait devient une menace pour l’autorité établie, qui tente de contrôler voire de mater la libre pensée du hacker. Ces présages d’un comportement gouvernemental, qui vacille entre incapacité à agir et répression brutale, se cristallisent dans la Déclaration de Hacktivismo, groupe proche de l’organisation Cult of the Dead Cow, qui fonde son hacktivisme sur la constatation d’une attitude liberticide des gouvernements sur le réseau Internet. Ce groupe affirme ainsi défendre des droits issus de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme appliqués à Internet, tels le droit à l’information et la liberté d’opinion et d’expression. Cette volonté d’agir place les Etats face à leurs propres engagements et leur incapacité relative à les tenir.
Les valeurs défendues par les mouvements hacktivistes se trouvent être plus ou moins les mêmes d’un groupe à l’autre. La défense des libertés individuelles caractérise la motivation de ces individus, qui prenant conscience du potentiel de leur connaissance refusent de rester inactifs face à l’inertie des Etats. De la sorte, les allemands du Chaos Computer Club défendent la promotion de la liberté de l’information, de la transparence dans les gouvernements et de la communication comme droit de l’Homme. Telecomix, quant à lui, s’est illustré par sa défense de la liberté d’expression au cours des révolutions du Printemps arabe ; il a permis d’assurer notamment la mémoire vive de ces révolutions.
Internet ne peut plus être considéré de manière simpliste comme un autre lieu, comme une hétérotopie naissante isolée du monde, mais doit être perçu comme une continuité du réel où chacun prolonge son identité et a droit à une même protection de sa liberté. La connaissance informatique des hacktivistes leur permet de maîtriser le réseau de tout un pays (détournement de tout le réseau Internet syrien par Telecomix en septembre 2011 afin d’indiquer aux syriens les procédures à suivre pour contourner la censure), et ce savoir appliqué dans la défense de valeurs communes leur offre une virtualité nouvelle d’actions politiques. Une même voix s’élève contre la censure et l’oppression, prête à se battre pour les libertés de chacun et à défier toute forme de tyrannie.
Internet, possible espace de répression, devient un terrain de combat pour les défenseurs des libertés. Cette possible menace alimente le mouvement crypto-anarchiste, qui au-delà du rejet de l’entité gouvernementale, prône l’usage de la cryptographie afin de rendre le savoir de chacun inaccessible et de ne plus alimenter le pouvoir d’une minorité. Le crypto-anarchisme souhaite appliquer un anonymat davantage affirmé sur le réseau Internet afin de protéger la vie privée. Au-delà de la promotion douteuse d’un anonymat quasi total sur le réseau Internet si ce dernier est considéré comme une continuité du réel, les outils développés et utilisés par ce courant (comme GNU Privacy Guard qui permet d’assurer des communications confidentielles) déploient toute leur importance dans les conflits qui animent le Printemps arabe. L’usage de la cryptographie permet à certains révolutionnaires d’échapper à la répression autoritaire de leur gouvernement et de transmettre au monde les informations sur les exactions subies. Cette importance de la communication cryptée a permis de mobiliser l’opinion internationale et d’organiser la résistance comme en Egypte ou en Syrie – le gouvernement qui ne connaît plus les activités de ses citoyens ne peut alors plus cibler précisément leurs actions et les empêcher d’advenir.
Cette promotion de la cryptographie et de l’anonymat trouve une application toute particulière dans le mouvement Anonymous (pour une analyse historique et anthropologique d’Anonymous voir les écrits de Gabriella Coleman). L’action politique d’Anonymous se présente différemment, puisqu’il n’est plus possible de distinguer précisément une pensée ou la périphérie d’un groupe. Anonymous est tout le monde, et tout le monde est Anonymous. Cette structure – ou absence de structure – décontenance les autorités qui tentent inutilement d’anéantir un groupe dit perturbateur et menaçant. A ces coups d’épée dans l’eau, les lulz de la figure narquoise d’Anonymous pleuvent sur l’incompréhension des gouvernements. Anonymous n’est pas un groupe de hacktivistes, Anonymous est une conscience hacktiviste. Par-delà idéologies et frontières, Anonymous est l’écho d’une colère nébuleuse qui refuse de se voir dicter sa conduite par des élites intéressées, de se soumettre à l’impunité étatique, de subir des atteintes liberticides, et qui affirme : « Nous savons alors nous pouvons. Nous pouvons alors nous savons. Redoutez-nous ! ». L’hypothèse du panoptique semble s’inverser.
Diffusion du savoir et transformation du pouvoir : une voie vers l’anarchisme
De nouveaux logiciels tels des moteurs de wiki ont permis au savoir de se diffuser aisément en offrant la possibilité à chacun de transmettre sa connaissance et d’en faire profiter toute personne accédant au réseau Internet. Wikileaks utilisant le même logiciel que Wikipédia, MediaWiki, a mis à disposition de tout internaute une plate-forme afin de diffuser publiquement des fuites d’informations, tout en assurant la protection de ses sources. Wikileaks base son action sur l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, énonçant la liberté d’opinion et d’expression. L’action de Wikileaks a permis de lever le voile sur certains comportements illégaux au cours de conflits militaires récents, qui ont été passés sous silence par les gouvernements responsables. Ce groupe a non seulement brisé l’opacité de gouvernements qui ne souhaitaient pas partager les informations relatives à leurs actions, légales ou illégales, mais a surtout affirmé la transparence comme un principe premier de la politique.
Chaque citoyen doit avoir le droit d’accéder aux informations relatives à la politique de sa collectivité ; il pourra ainsi moduler l’exercice de ses droits (son droit de vote notamment) en fonction de toutes les informations existantes. L’opacité de la politique contemporaine est considérée comme une négation de l’entité gouvernementale en tant qu’intermédiaire entre l’action politique et le citoyen, au sein d’un Etat de droit. Néanmoins, la particularité de Wikileaks est l’horizontalité de la diffusion de l’information qui découle du moteur de wiki lui-même, alors qu’il serait possible d’envisager une transparence verticale avec l’idée de données ouvertes fournies par l’Etat lui-même (Open Data). Une fois de plus, comme il a été possible de l’observer au cours de la Révolution industrielle, les avancées techniques sont devenues les sources des transformations sociétales et ont alimenté les esprits révolutionnaires. Wikileaks offrant à chacun la possibilité de diffuser l’information et d’y accéder crée une architecture horizontale du savoir menant, au travers du prisme de la dynamique foucaldienne, à une architecture horizontale du pouvoir, qui caractérise la société anarchiste.
Face à l’inefficacité des gouvernements et des Nations Unies, le soutien concret des hacktivistes aux révolutionnaires du Printemps arabe a exposé une solidarité internationale qui se structurait sans hiérarchie à travers Internet (#OpSyria). La constatation de l’incapacité à agir des structures politiques classiques induit une perte de leur crédibilité. Une conséquence indirecte du hacktivisme, qui a pour but premier de défendre les libertés et non de mettre en place un système politique alternatif, est d’esquisser une nouvelle forme politique de type anarchiste se servant particulièrement des réseaux informatiques et d’outils nouveaux, comme les logiciels présageant l’instauration d’une démocratie liquide – un système de démocratie notamment utilisé par le Parti pirate allemand dans lequel la plupart des problèmes sont décidés par un référendum direct – afin d’établir une organisation horizontale de notre société.
Fort des idées issues du mouvement Do it yourself ou de la désobéissance civile, le hacktivisme utilise des méthodes propres au courant anarchiste, reproduisant même dans certaines protestations, qui ont tout de sit-in « en ligne », des zones autonomes temporaires sur le réseau, comme les avait décrites Hakim Bey. Internet devenu prolongement du réel devient également le creuset de contestations se prolongeant en lui. La neutralité du réseau correspond alors à une condition essentielle dont devrait profiter tout citoyen, afin de pouvoir accéder sans entrave à la continuité de sa réalité et exercer pleinement sa liberté. Comme l’ont montré les analyses de Michel Foucault de la parrêsia cynique (franchise, liberté de parole) dans ses cours au Collège de France, le courage de la vérité peut devenir une arme permettant de s'émanciper des pouvoirs et offrant à celui qui le pratique autonomie et indépendance. Les codes sources du hacktiviste lancés avec audace à travers la toile l’affranchissent d’une vérité modelée par autrui. Il ne subit plus, il contribue.
De l’arbre de Porphyre nous arrivons au rhizome de Deleuze et Guattari. La subordination fait place à une interconnexion où chaque sujet acquiert un pouvoir d’influence sur tous les autres sujets. Une réelle société cybernétique, dans laquelle ses composantes se définissent davantage par leurs interactions que par leurs caractéristiques propres, est en train de se dessiner au travers du spectre de la technologie.
L’humain se révèle dans l’internaute dans toute son universalité. De l’alliance d’un langage binaire commun à tout ordinateur à l’esprit critique du citoyen qui refuse l’injustice, jaillit l’idée d’une humanité solidaire. La technologie, sans effacer les différences culturelles, rassemble les citoyens en une communauté qui gravite autour d’une même valeur, la liberté.
A propos de l’auteur :
Rodhlann Jornod, après avoir suivi des études de droit, se consacre à l'étude de la philosophie pratique. Il est doctorant au sein de l'Institut de criminologie de Paris, et rédige actuellement une thèse de doctorat qui analyse les structures de la morale à partir du phénomène du droit pénal. Son intérêt pour les nouvelles technologies l'a également conduit à étudier l'impact des sciences sur des notions de philosophie pratique telles que la morale et la politique.
Pour plus d’informations (et plus de pouvoir ?) :
Sur Michel Foucault : http://michel-foucault-archives.org/ http://www.foucault.info/ http://plato.stanford.edu/entries/foucault/
Sur les hackers et le hacktivisme : http://owni.fr/dossiers/hacker-hacktivisme-telecomix-anonymous/ http://www.niemanlab.org/2010/12/from-indymedia-to-wikileaks-what-a-decade-of-hacking-journalistic-culture-says-about-the-future-of-news/ http://www.alexandrasamuel.com/dissertation/pdfs/index.html
Articles de Gabriella Coleman :
- http://www.socialtextjournal.org/blog/2011/09/is-it-a-crime-the-transgressive-politics-of-hacking-in-anonymous.php
- http://www.socialtextjournal.org/blog/2011/08/is-anonymous-anarchy.php
- http://mediacommons.futureofthebook.org/tne/pieces/anonymous-lulz-collective-action
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 non transposé.